Les harpes de Banteay Chhmar


MAJ : 1er décembre 2023


Le temple de Banteay Chhmar offre plusieurs représentations de harpes dont certaines à l'image de celles du Bayon. Si les artistes étaient différents, les directives concernant les thématiques à traiter émanent d'une même forme pensée, celle du roi Jayavarman VII. Pour l'heure, 12 harpes ont été identifiées à Banteay Chhmar. La restauration des murs d'enceinte historiés et du gopura oriental  n'étant pas achevée, de bonnes surprises sont encore possibles.

Pour mémoire, la galerie de bas-reliefs fait près de 538 mètres (sur deux niveaux), soit 223 mètres de plus que celle du Bayon (sur trois niveaux) !


Harpes du gopura oriental

Commençons par trois représentations exceptionnelles de harpistes, sur trois linteaux du gopura oriental. Un quatrième linteau, encore enfoui sous un amas de pierres, en révélera peut-être un jour une autre. Ces trois musiciens barbus, les yeux fermés, portant chignon et boucles d'oreilles, sont des rishi

Linteau sud

Linteau est

Linteau nord



Harpistes du gopura oriental : de gauche à droite, linteaux sud, est, nord. Banteay Chhmar.   


Interprétation des trois linteaux

Pour interpréter les histoires dépeintes sur ces trois linteaux, nous suivrons les travaux du Dr Vittorio Roveda publiés dans son ouvrage “Images of the gods” que nous complèterons de nos propres commentaires.

 

Linteau sud.  La décapitation de Shishupala

Linteau sud : “La décapitation de Shishupala”.
Linteau sud : “La décapitation de Shishupala”.

D'après Vittorio Roveda (Images of the gods).  Traduction Patrick Kersalé.

« Sur un fronton du pavillon oriental de Banteay Chmar, le personnage du centre est un rishi, assis dans la position croisée habituelle. Il tient un chapelet, tandis que son autre bras s'étend vers un homme à sa gauche. Il est coiffé d'une couronne triconique, de boucles d'oreilles, d'un collier, de bracelets fins et de bandes croisées sur la poitrine. Son bras droit est levé vers le rishi et semble tenir un objet rond, un disque (?). Sa main gauche brandit un sabre et il semble qu'il vienne de couper la tête d'un homme avec une coiffure cylindrique ou une couronne. Le geste est net et précis ; la tête coupée est tombée du corps de sa victime, des boucles d'oreilles pendent tandis que le corps reste assis, les bras sur la poitrine et les mains tenant un petit objet ou joints en prière. À gauche du relief, un rishi agenouillé tient le corps d'un enfant sur ses genoux. À l'extrême gauche, un rishi joue de la harpe (…). Krishna apparaît deux fois : en tant que rishi à gauche, avec le garçon sur ses genoux, et en tant que prince bourreau à droite. »

 

Nos commentaires

À droite, Krishna est représenté avec les attributs du roi Jayavarman VII, bâtisseur du temple de Banteay Chhmar, à savoir la couronne triconique, le baudrier croisé et le sabre. La position du harpiste est différente de celle des deux autres. L'instrument surélevé est peut-être posé sur un support non-visible puisque se trouvant de l'autre côté du musicien. On ne distingue pas de pied à l'avant de la caisse de résonance.

 

Linteau est. À l'origine du Ramayana

Linteau est : “À l'origine du Ramayana”. La tête du second personnage à partir de la gauche a été replacée alors qu'elle a aujourd'hui disparu.
Linteau est : “À l'origine du Ramayana”. La tête du second personnage à partir de la gauche a été replacée alors qu'elle a aujourd'hui disparu.

Récits visuels du Ramayana, Valmiki et Brahma. (Livre I, Balakanda, chapitre 2). D'après Vittorio Roveda (Images of the gods). Traduction Patrick Kersalé.

« Au début du Ramayana, dans une sorte de préambule, se trouve le récit sur la façon dont le sage Valmiki en est venu à composer son poème épique. Un jour, immédiatement après avoir entendu la courte histoire de Narada à propos des aventures de Rama, Valmiki errait avec un disciple le long d'une rive boisée, à la recherche d'un endroit pour se baigner. Alors qu'il admirait un accouplement de grues, un chasseur sortit soudainement des arbres et, d’une flèche, tua le mâle, faisant désespérément pleurer la femelle. Le poète, plein de compassion, maudit spontanément le chasseur… sous une forme métrique. C'est ainsi que son expérience émotionnelle se transforma en art poétique. Lorsque Valmiki retourna avec son élève à son ashrama, il reçut la visite inattendue de Brahma. Alors qu’il honorait la présence du Créateur en le vénérant de manière appropriée, son esprit continua de s’attarder sur le meurtre tragique des grues. Brahma, conscient du don poétique de Valmiki, exprima le souhait que celui-ci continuât à écrire de la poésie et racontât l’intégralité de l'histoire de Rama, le Ramayana, pour le plaisir des hommes. Ayant fait cette proclamation, le dieu disparut. » 

« En lisant le relief de droite à gauche, on voit un homme (chasseur tribal) tenant un arc et des flèches ayant tiré deux grues dans le cou. Il porte un chapeau dont le sommet imite la forme d'une grue. Au centre du relief se trouve Brahma avec quatre têtes et quatre bras, assis en position de yogi. Dans les photographies anciennes (Marchal 1955: 123; Stern 1965, fig.188), il semble qu'il offre un stylet à Valmiki avec sa main supérieure droite, tandis que la partie inférieure repose sur ses genoux. Son bras inférieur gauche est levé jusqu'à sa poitrine avec un chapelet, mais sa partie supérieure est cachée. À gauche de Brahma se trouve une figure agenouillée qui semble tenir un manuscrit en feuille de palmier dans son bras droit — Valmiki tenant une page de son poème ! (…) Plus à gauche se trouve le même joueur de harpe qui apparaît dans deux autres frontons adjacents. Représente-t-il le chant de l'histoire ou la musique jouée pour accompagner sa narration ? Était-il un ménestrel ? Si c'est le cas, ce relief serait la représentation d'une histoire racontée par un autre narrateur. »

 

Nos commentaires

Cette scène semble donc décrire l’épisode initiatique de la naissance du texte écrit du Ramayana, que les Khmers connaissent depuis l'époque préangkorienne sous l’appellation Reamker (រាមកេរ្តិ៍). 

La harpe jouée par ce rishi est singulière : la base du manche est penta- ou hexagonale et deux ailes semblent se déployer. Elle est la seule dans ce style parmi toutes les représentations angkoriennes. Sachant que la harpe est associée à l’oiseau, peut-être faut-il voir de manière explicite, le corps, les ailes et le cou de l’oiseau du récit de Valmiki. Quant à la position de la main gauche posée sur le haut du manche, peut-être s’agit-il de la tête et du bec du défunt volatile ? La harpe et cette main sont représentées en miroir par rapport aux deux oiseaux à droite. Remarquons également que le plan de cordes n’est pas droit mais incurvé, ce qui pourrait signifier que la harpe ne peut sonner puisque les cordes sont distendues par la tension exercée par la main du musicien sur le manche. Peut-être faut-il y voir le symbole de la mort de la grue qui, elle aussi, s’est tue… À moins qu'il ne s'agisse d'une technique de jeu visant à baisser la note d'une certaine valeur pour créer un ornement ou réaliser un vibrato. Une telle position est également visible sur une harpe isolée d'un décor en volute de la tour-sanctuaire Nord BY.20 du troisième étage du Bayon.

Détail organologique : on remarquera le “bouton” à l’arrière de la caisse de résonance et la bandoulière passant sur le dos et l’épaule gauche du musicien. Malgré la qualité de sculpture et le souci du détail, la harpe ne laisse pas apparaître de pied à l'avant de la caisse de résonance. Le musicien joue avec l'instrument posé sur sa cuisse droite.

Linteau nord. Shiva et Kama

D'après Vittorio Roveda (Images of the gods). Traduction Patrick Kersalé.

« Je crois qu'il est possible d'interpréter cette scène comme la représentation de la confrontation Kama-Shiva. Au centre, Shiva est assis, les jambes croisées, tenant le chapelet et le trishula. A droite se trouve Parvati, la main levée, un geste répété par la figure masculine couronnée à gauche dont le visage a des traits d'animaux (grande bouche, oreilles pointues). Il pourrait être l'aspect humain de Nandi ou représenter le gardien de la demeure de Shiva. Plus à gauche, un rishi joue (…) une harpe. À l'extrême droite, un homme couronné et agenouillé pointe son arc vers le dieu. Alors que certains éléments de la scène rappellent le mythe, sa simplicité et sa disposition soulèvent des doutes sur mon interprétation. »

 

Nos commentaires

La harpe est posée sur la cuisse droite du musicien. Un pied est visible à l'avant de la caisse de résonance.

 

Harpes de la galerie est

Scène de boufonnerie 1 (?)

Banteay Chhmar, galerie est.
Banteay Chhmar, galerie est.

Dans cette scène de bouffonnerie (?) de la galerie est, l'orchestre se compose d'une harpe, d'une cithare à double résonateur et d'une paire de cymbales. On retrouve les mêmes ingrédients que dans une scène du Bayon (galerie sud, aile est) avec les musiciens positionnés de la même manière. Il y a en revanche deux danseurs autour du bouffon.

Scène de bouffonnerie 2 (?)

Bien que les harpes à tête de Garuda aient été traitées dans un chapitre spécifique, nous rappelons ici le temple de Banteay Chhmar offrent deux occurrences de harpes dont les extrémités sommitales sont figuratives. Dans deux cas, on peut voir, derrière le harpiste et sous la protection du Garuda, un personnage — bouffon ou barde (?) — qui semble défier le roi ou les dieux. 

Banteay Chhmar. Galerie est.
Banteay Chhmar. Galerie est.

Cet orchestre se compose d'une harpe, d'une cithare monocorde à double résonateur, de cymbalettes et d'un chanteur. Le sommet de la harpe semble ornée d’un poitrail, d’une tête et d’une jambe de cheval, ce qui semble impossible compte tenu des autres occurrences connues dans des situations semblables. Pour l'instant, seule l'image d'une tête de Garuda nous semble plausible. 

Harpes de la galerie ouest

Lors de notre dernière visite en décembre 2020, quatre nouvelles harpes ont été découvertes suite au remontage du mur ouest.

Orchestre religieux

Ce bas-relief à caractère musical est l'un des plus beaux de toute l'iconographie khmère de l'époque du Bayon. On y voit un Avalokiteshvara à 22 bras entouré d'apsaras portant des guirlandes de jasmin au registre supérieur et d'orants aux registres intermédiaires. Il est également entouré de dix médaillons au milieux desquels se trouvent d'autres apsaras portant des guirlandes de jasmin, assises dans une position inhabituelle. Au registre inférieur, un ou deux orchestres répartis de part et d'autre du piédestal lotiforme. Divers éléments permettent d'argumenter en faveur de l'un ou l'autre hypothèse : un ou deux orchestres.

> Un orchestre : une seule chanteuse et joueuse de racle est visible à gauche. L'orchestre serait alors démuni de chanteuse.
> Deux orchestres : l'ensemble de droite comporte deux harpes et deux harpistes représentées en perspective. Au total des deux orchestres, on compte trois cithares, ce qui serait une première dans le canon des représentations à l'époque du Bayon.

Ce bas-relief est également l'unique occasion de voir ce chignon de face porté par une musicienne/chanteuse. Dans tous les autres cas, les chanteuses sont montrées de profil. Un tel chignon vu de face est en revanche commun parmi lesdites devatas des sanctuaires de l'époque de Jayavaman VII. Le présent cas pourrait avaliser notre théorie sur les chanteuses de louanges des sanctuaires. Voir notre page consacrée à la voix. La harpe de gauche semble jouée par un homme et celle de droite par une femme. C'est un des rares exemple d'orchestre mixte, même si nous savons, grâce aux inscription de Lolei (IXe s.) que les orchestres de femmes comportaient des percussionnistes masculins. 


Orchestre palatin

Cette scène érodée se situe au registre supérieur (troisième). L'orchestre féminin se compose de (G. à D.) : une chanteuse, reconnaissable à son double chignon et son index tendu, une danseuse tenant une guirlande de jasmin, une harpiste, une cithariste dont l'instrument n'est plus visible, mais la position de la musicienne caractéristique. À droite de l'orchestre, debout, peut-être une princesse. À gauche, assis, un roi ou un prince. On remarquera les piliers, le toit et les rideaux attachés.


Orchestre processionnel

Cet orchestre comporte les mêmes ingrédients que les deux orchestres de la galerie est, aile sud, du Bayon, à la différence qu'il trouve au premier registre. On distingue plusieurs instruments et acteurs, à savoir, de G. à D. : une cithare à double résonateur, un chanteur, identifiable à sa bouche ouverte, un racle, des cymbales liées par une cordelette, une harpe. Dans la perspective du cithariste, le personnage pourrait être son double (non détouré) ; de même pour le harpiste (mais sans harpe).


Harpe brisée 1

Le remontage de cette partie du mur est incohérente. Au-dessus de la harpe, les deux personnages féminins ne se raccordent. La harpe et la main de la harpiste sont toutefois de belle facture. On compte une quinzaine de cordes bien sculptées mais sans que ce nombre puisse être retenu comme un indice réel. Le cordier est matérialisé. Le contexte n'est pas compréhensible.


Harpe brisée 2

De nombreuses pierres manquaient pour rebâtir cette portion du mur. Ce bloc semble avoir été posé ici au mieux de l'intérêt de la reconstruction.On y distingue clairement une harpiste avec, derrière elle, une chanteuse dont seul le chignon bouclé nous indique le statut. Devant la harpe, un personnage au rôle indéterminé.


Harpe brisée 3

Cette scène endommagée est minimaliste du point de vue musical. On peut voir une danseuse accompagnée d'une harpe. Il semble s'agir d'un homme vu de dos à l'image de celui de “l'orchestre religieux” montré plus haut. De la harpe, ne sont visible qu'une partie de la caisse de résonance et le plan de corde. Dans la perspective du harpiste, le visage est celui d'un autre musicien.



Harpe de la galerie nord

La galerie nord n'est que partielle. Peut-être existe-t-il d'autres harpes parmi les amas de pierres. L'avenir nous le dira.

Scène de bouffonnerie (?)

Cet orchestre se compose de trois instruments : harpe, cithare monocorde à double résonateur et cymbalettes. L'extrémité sommitale de la harpe est érodée. Toutefois, compte tenu de sa forme générale et des occurrences multiples du Bayon et de la Terrasse des Éléphants, il fait peu de doute qu'il s'agisse d'une tête de Garuda. 

Lors de notre dernière visite en décembre 2020, cette scène était à peine visible car recouverte de particules noirâtres. La restauration future de la galerie nord devrait lui redonner de l'éclat.

Banteay Chhmar. Galerie extérieure nord, section est.
Banteay Chhmar. Galerie extérieure nord, section est.