Conques

MAJ : 3 décembre 2023



On dénomme conque un coquillage de la classe des gastéropodes ou son fac-similé dans lequel on souffle. C’est l’un des attributs du dieu Viṣṇu (photos 1ab, 3ab).
Sur les bas-reliefs du Bayon et d’Angkor Vat, les conques sont majoritairement présentées dans des scènes de batailles, commémoratives ou fictives, dans les scènes du Reamker et du Mahābhārata, ainsi que dans des rituels brahmaniques. La sculpture ne permet pas d’en définir le matériau.

Dans l’Inde contemporaine et au Népal, on utilise préférentiellement le gastéropode Turbinella pyrum dont on sectionne l'apex ; il est utilisé soit comme outil sonore, soit comme contenant à ondoiement. D’autres espèces de gastéropodes sont aussi employées. 
Concernant la conque à souffler, deux types d’instruments semblent avoir cohabité :

  • un gastéropode marin orné ou non d’une monture métallique en alliage de cuivre, d’argent ou d’or ;
  • un substitut au coquillage réalisé en terre cuite.

Sur les bas-reliefs à caractère martial, les conques sont jouées en solo ou en duo. Elles demeurent utilisées dans les rituels personnels ou collectifs des Hindous et par les bouddhistes tibétains. Ces derniers utilisent le gastéropode Turbinella pyrum et sont désignées par le terme tibétain dung-dkar (photo 2), littéralement “coquille blanche”. Cette dernière est souvent gravée et ornée d’une aile métallique incrustée de pierres précieuses.

 


1a. Viṣṇu tenant une conque sénestrogyre. Sur le détail 1b, on voit clairement le début de l’enroulement au niveau de l’apex et la fin de la columelle près du pouce. Prasat Kravan. 921 A.D.
1a. Viṣṇu tenant une conque sénestrogyre. Sur le détail 1b, on voit clairement le début de l’enroulement au niveau de l’apex et la fin de la columelle près du pouce. Prasat Kravan. 921 A.D.
1b. Détail.
1b. Détail.
2. Conque utilisée par les bouddhistes tibétains.
2. Conque utilisée par les bouddhistes tibétains.
3a. Viṣṇu tenant une conque dextrogyre. L’apex fermé ne permet pas de voir le sens de l’enroulement. En revanche la columelle continue à la base du pouce, confirmant le sens de l’enroulement. Bayon.
3a. Viṣṇu tenant une conque dextrogyre. L’apex fermé ne permet pas de voir le sens de l’enroulement. En revanche la columelle continue à la base du pouce, confirmant le sens de l’enroulement. Bayon.
3b. Détail.
3b. Détail.


La conque à travers l'iconographie

Usage martial à Angkor Vat

Dans l'iconographie angkorienne, la position des personnages soufflant dans les conques varie : de face soufflant vers le bas (4), de profil soufflant vers le bas ou le haut (6), de dos avec la tête renversée en arrière soufflant vers le haut (5,7). À Angkor Vat, lorsque deux joueurs de conques opèrent côte à côte, l’un souffle vers le bas et l’autre vers le haut à l’exception des scènes du Défilé Historique ou des singes du Reamker. Tout l’espace sonore se trouve ainsi investi. Rappelons que chez les Khmers, il existe dix directions : les quatre points cardinaux, les quatre intercardinaux, le haut et le bas. Quant aux joues des musiciens, elles accusent une réelle proéminence sous l’action de l’air accumulé dans la cavité buccale.

4. Conque à usage militaire soufflée vers le bas. Angkor Vat, Bataille de Kurukshetra. XIIe s.
4. Conque à usage militaire soufflée vers le bas. Angkor Vat, Bataille de Kurukshetra. XIIe s.
5. Conque à usage militaire soufflée vers le haut. Angkor Vat, Bataille de Kurukshetra. XIIe s.
5. Conque à usage militaire soufflée vers le haut. Angkor Vat, Bataille de Kurukshetra. XIIe s.
6. Paire de conques. Angkor Vat, Défilé Historique. XIIe s.
6. Paire de conques. Angkor Vat, Défilé Historique. XIIe s.
7. Cette conque à usage militaire, soufflée vers le haut, est l’une des plus belles qu’il soit donné de voir. Angkor Vat, Combat des Asura et des Deva. XIIe s.
7. Cette conque à usage militaire, soufflée vers le haut, est l’une des plus belles qu’il soit donné de voir. Angkor Vat, Combat des Asura et des Deva. XIIe s.

Usage martial au Bayon

Il existe, au Bayon, de nombreuses occurrences de conques à usage martial, mais la qualité d'exécution de la sculpture limite l'intérêt organologique. Comme à Angkor Vat, elles sont associées aux trompes, aux tambours et aux cymbales. Vous trouverez une vue générale de l'usage des conques de l'époque du Bayon en cliquant ici.

Il existe toutefois un instrument, unique par sa représentation, situé dans la galerie extérieure est, aile sud du Bayon. Nous l'avons identifié tardivement du fait de sa petitesse et de la hauteur où il est représenté. Les seuls véritables instruments qui nous sont parvenus sont un véritable coquillage à monture de bonze et des instruments en argile. 

Il existe bien des conques en bronze, mais selon l'état actuel de nos recherches, elles étaient dédiées aux libations. Dans sa thèse “Organisation religieuse et profane du temple khmer du VIIe au XIIIe siècle” et son article “La monture de conque inscrite du Musée national de Phnom Penh. Relecture de l’inscription angkorienne K. 779”, Dominique Soutif mentionne une conque en bronze (MNPP ga 336) déposée au Angkor National Museum, Siem Reap. George Groslier l'identifia pour la première fois (1921-1923, 223 fig. 45). Dominique Soutif reprend l'information et mentionne : “Ce type d’objet pouvait répondre à deux usages différents. Le premier type de conque est un instrument de musique ; son extrémité est alors ouverte pour former une embouchure et elle est pourvue d’une mince cloison intérieure amplifiant le son”. Nous réfutons cette hypothèse. Si l'on prend une conque à libation, que l'on coupe l'apex et soude une pièce à l'intérieur de l'objet, cela se suffit pas pour en faire une conque à souffler. Sounds of Angkor, à travers son programme d'archéologie expérimentale, a reconstitué des conques en argile selon un procédé empirique mais fonctionnel consistant à créer préalablement un colimaçon en matériau destructible par le feu, à le noyer dans l'argile tout en donnant à l'objet une forme de conque. Pour que la conque sonne efficacement, il faut que le canal interne mesure plusieurs dizaines de centimètres. Or, dans le cas de la conque en bronze initialement conçue pour les libations, rien de tout cela n'existe. Il est techniquement impossible de réaliser une telle conque selon le procédé décrit par Groslier. À moins qu'un quidam angkorien ait souhaité se contenter d'un son approximatif ressemblant à celui obtenu en soufflant dans un entonnoir ! 

Dans le cas de la conque du Bayon, dont la photographie est publiée ci-dessous, on voit clairement l'extrémité triangulaire.  

Usage martial à Banteay Samre

Le temple de Banteay Samre nous offre la plus belle représentation de conque de toute la sculpture angkorienne. Un fronton, à l'ouest du temple (orienté est) présente, en haut-relief, un épisode de la Bataille de Lanka d'après l'épopée du Reamker (version khmère du Ramayana indien). Il met en scène le roi Kong Reap (Ravana), avec ses dix têtes, monté sur un char. À droite de ses têtes, un premier joueur de conque (endommagé) et, à droite de son flanc, un second. L'instrument montre clairement une ouverture qui n'existe pas sur les coquillages marins. Peut-être s'agit-il, comme chez les bouddhistes tibétains, d'une monture métallique représentant une gueule de monstre marin makara, à l'image de celui reconstitué par Sounds of Angkor dans son programme d'archéologie expérimentale et présenté en entête de cette page.

Ci-dessous, la Bataille de Lanka et le joueur de conque, version anaglyphe. Nécessite des lunettes rouge et bleu pour un rendu en relief.

Usage rituel

Les conques sont également utilisées dans les temples. Deux bas-reliefs de Bayon montrent un officiant soufflant dans une conque tandis qu'un autre frappe un arbre à cinq cloches suspendu.

Le second personnage à gauche souffle dans une conque tandis que celui  de derrière frappe un arbre à cinq cloches. Bayon. Galerie extérieure sud.
Le second personnage à gauche souffle dans une conque tandis que celui de derrière frappe un arbre à cinq cloches. Bayon. Galerie extérieure sud.

Aujourd’hui, les conques sont toujours utilisées à la Cour royale du Cambodge à Phnom Penh par les officiants hindouistes (purohit បុរោហិត, barku puruhit បារគូបុរោហិត ou simplement barku បារគូ) lors de cérémonies importantes. Ils soufflent dans des coquilles de Charonia tritonis, dénommés khyang sang ខ្យងស័ង្ខ, dont les premiers enroulements sont recouverts d'argent. Elles sont soufflées lors de cérémonies importantes (fête du Sillon sacré, funérailles royales…). Nous ignorons pour l'heure quand ces conques particulières ont été introduites à la cour du Cambodge. À la cour de Thaïlande, les prêtres continuent de souffler dans des Turbinella pyrum.

 

Sa Majesté Norodom Sihamoni devant les prêtres soufflant dans les conques.
Sa Majesté Norodom Sihamoni devant les prêtres soufflant dans les conques.
Le personnage de gauche souffle dans une conque tandis que celui qui est derrière lui frappe un arbre à cinq cloches. Bayon. Galerie extérieure est.
Le personnage de gauche souffle dans une conque tandis que celui qui est derrière lui frappe un arbre à cinq cloches. Bayon. Galerie extérieure est.
Conque à souffler à enroulement dextre. Inde.
Conque à souffler à enroulement dextre. Inde.
Les huit conques du Palais royal du Cambodge lors des funérailles de Sa Majesté Norodom Sihanouk. Photo © Socheat Chea 2012.
Les huit conques du Palais royal du Cambodge lors des funérailles de Sa Majesté Norodom Sihanouk. Photo © Socheat Chea 2012.


La conque à travers l'épigraphie

Le terme khmer ancien désignant la conque est similaire au sanskrit śaṅkha, duquel dérive le terme khmer sang ស័ង្ខ (dans le nom sanskrit śaṅkha, le “a” final ne se prononce pas). Mais ce terme peut désigner quatre éléments différents : la conque à souffler, celle à ondoiement, la conque attribut de Viṣṇu et la nacre. Śaṅkha est l’un des rares mots à avoir traversé le temps sans modification. Les inscriptions corroborent l’iconographie : la conque est présente à la fois au temple et sur le champ de bataille. Elle est fréquemment citée comme bien matériel offert aux temples. Toutefois les textes ne précisent pas s’il s’agit de conque à souffler ou à ondoiement.

Les conques (sans précision de leur nature) étaient autrefois des objets de grande valeur du fait de leur rareté. Il en existe deux variantes : l’une dextrogyre, la plus courante, l’autre sénestrogyre, extrêmement rare pour une espèce normalement dextrogyre, de l’ordre de un sur un million, pour donner un ordre d’idée. On peut alors comprendre que ce genre de coquillage ait pu atteindre des prix astronomiques. Il existe cependant un gastéropode, Busycon contrarium, dont la caractéristique est d’être toujours sénestrogyre. Les inscriptions lapidaires ne font toutefois aucune mention de ce détail.
Pour pallier la carence en approvisionnement de coquillages, les Khmers anciens les fabriquaient en terre cuite.

Conque en argile. Musée National du Cambodge.
Conque en argile. Musée National du Cambodge.
Conque à eau lustrale en bronze. Collection privée.
Conque à eau lustrale en bronze. Collection privée.

Ci-dessous, la conque en argile du Musée National du Cambodge sous trois angles, version anaglyphe. Nécessite des lunettes rouge et bleu pour un rendu en relief.

Dans le texte de la stèle de Prasat Komphus (K. 669 / 972-973 A.D.), la liste des instruments sonores s’accompagne de caractéristiques esthétiques. Il est précisé, à propos de la donation des sept conques : « śaṅkha nu kānti » soit, selon la traduction de G. Cœdès : « conques avec kānti ». Or le terme kānti demeure indéterminé. Il pourrait s’agir, à titre d’hypothèse, d’une monture métallique, comme on peut en voir sur certaines conques de guerre des bas-reliefs d’Angkor Vat et de Banteay Samre (certes plus tardives que cette inscription) ou comme il en existe sur les conques tibétaines.

 

Coquille à enroulement sénestrogyre, rare. Il s’agit d’une anomalie génétique.
Coquille à enroulement sénestrogyre, rare. Il s’agit d’une anomalie génétique.
Gastropode dextrogyre.
Gastropode dextrogyre.