La voix à l'époque angkorienne


MAJ : 26 février 2022


La voix est un instrument à part entière dont l'iconographie khmère se fait l’écho. L’épigraphie mentionne elle aussi diverses fonctions de chanteurs et récitants, hommes et femmes : chanteuses d’ensembles vocaux au service du culte, chantres de louanges, chanteurs s’accompagnant d’un instrument de musique, musiciens(iennes)-chanteurs(euses) gandharva. La voix, comme l’instrument de musique, est affaire de spécialiste. Les textes font état de l’habileté des musiciens et des qualités vocales des chanteuses.



La voix à travers l’épigraphie

Au début de l’époque angkorienne, les chanteuses occupent une place prépondérante dans les temples, tant sur un plan hiérarchique que quantitatif. Dans les listes de serviteurs des temples, strictement ordonnées et hiérarchisées, elles sont généralement citées juste après les danseuses. À Lolei et Preah Kô, IXe s., elles sont entre vingt et vingt-deux pour seulement trois danseuses. Dans la première partie des listes, on distingue les chanteuses caṃryyāṅ des chanteuses de louanges caṃryyaṅ stutī, les unes et les autres œuvrant probablement au cœur du sanctuaire. Bien que citées dans la première partie de la liste, les chantres de louanges ne devaient pas œuvrer avec les chanteuses proprement dites car entre elles s’intercalent des joueurs de tambour. On retrouve d’ailleurs, aujourd’hui encore, en Inde ou au Népal, ces chantres de louanges accompagnés de tambours et de crotales dans les chants dévotionnels bhajan. Dans la seconde partie de la liste de ces temples, sont mentionnés, avec les divers gardiens et logisticiens, des chanteurs s’accompagnant du śikharā, caṃryyāṅ śikharā à Lolei et des chanteurs de louange caṃryyaṅ stutī à Prasat Kravan. On peut également noter, dans les deux parties des listes, des gandharva dont la fonction demeure obscure ; ils étaient peut-être à la fois musiciens et chanteurs comme évoqué plus haut. Notons au passage que le śikharā pourrait être la cithare à tête de crocodile connue chez les Khmers contemporains sous le vocable kropeu. Un tel instrument est mentionné dans le Xīn Táng shū 新唐書 (Nouveau Livre des Tang) relatant venue en 802 EC à Chengdu de musiciens envoyés par le roi de Pyû : « deux cithares à tête de crocodile (guishou zheng) à neuf cordes et dix-huit frettes mobiles placées à gauche et à droite ». (Traduction : François Picard)

Le chant à travers l'inscription de Kok Roka

L'inscription dite de Kok Roka (K.155) est rédigée en vieux khmer. Sa provenance est incertaine. Elle est datée des VII-VIIIe s. eu égard de la typologie de sa graphie. Il s’agit d'une énumération des serviteurs du temple. Nous ne donnons ici que les deux listes relatives aux chanteuses. Pour une vue plus extensive, cliquez ici

 

caṃreṅ/ Chanteuses (première citation)

 

ku Racitasvanā / Qui exécute des sons mélodieux
ku Gāndhārasvanā / Qui fait résonner le son dit « gāndhāra », (Sk.) c’est-à-dire la gamme Shadj (Sa), Rishabh (Re), Gandhar (Ga), Madhyam (Ma), Pancham (Pa), Dhaivat (Dha), Nishad (Ni)
ku Raktasvanā / À la voix passionnée
ku Suvivṛtā / Qui produit des sons bien articulés
ku Susaṃvṛtā / Aux cordes vocales bien contractées
ku Sārasikā / À la voix du héron femelle
ku Padminī / Lotus. Femme excellente.

 

Toutes les chanteuses portent un nom en relation directe avec leur fonction à l’exception de ku Padminī.

 

care / Chanteuses (seconde citation)

 

ku Sugītā / Qui chante bien
ku Suracitā / Bien parée
ku Kaṇṭhagītā / Qui chante de la gorge
ku Muditā / Joie sympathisante
ku Ka-oṅ / ?
ku Kītakī / Panégyriste

 

Le nom des seconde et quatrième chanteuses ne qualifie pas leur voix.

 

Traductions d'après Saveros Pou, Dictionnaire de Vieux Khmer-Français-Anglais (2004).

Le chant à travers la poésie sanskrite

Le chant est une discipline majeure, comme l’indique ce passage en sanskrit de la stèle de Lolei (IXe s.) :

 

yas sarvvaśāstraastreshu  ilpabhshlipishv api

      nittagtdivijñne-  shv dikariteva padita


« Dans toutes les sciences et dans toutes les escrimes, dans les arts, les langues et les écritures, dans la danse, le chant et tout le reste, il est habile comme s’il en eût été le premier inventeur [comme s’il eût été Brahmā lui-même]. »

L’épigraphie poétique sanskrite se réfère au chant comme vecteur d’éloge. Ainsi trouve-t-on, sur la stèle de fondation de Pre Rup (Xe s.), la gloire du dédicataire chantée tant par les vivants que par les morts :

 

yaobhir udyadbhir udttagtais

tirohita yasya yao nyadyam

vrdd ivdypi samhta sat

kvpi prayti svaritopagtam


« La gloire des autres, qui avait été éclipsée par sa gloire ascendante chantée bien haut, et qui aujourd’hui encore s’est comme par honte retirée quelque part, rôde chantée par les morts. »

Traduction française de la stèle de Lolei : Bergaigne A.,1893. Notices et extraits des manuscrits de la Bibliothèque Nationale et autres bibliothèques. Tome XXVII, 2e fascicule, p.398.

Traduction française de la stèle de Pre Rup': Cœdès G. IC I p.88 XCIX.


La voix à travers l'iconographie

Les bas-reliefs dépeignent des personnages en train de chanter. On les reconnaît à divers signes : bouche ouverte, index tendu, chignon à boucle(s), parfois ces trois éléments simultanément.
Au Bayon, dans les orchestres de cour représentés in extenso, se trouvent deux chanteuses. La première est toujours placée devant l’orchestre avec une main levée et n’est pas coiffée d’une couronne comme les instrumentistes, mais d’un chignon à boucle unique ou double. La seconde chanteuse est probablement la joueuse de cymbalettes si l’on en juge par la similarité de sa coiffure.

 

Orchestre palatin. Les musiciennes portent des couronnes mais les chanteuses, un chignon. Bayon. Fin XIIe - Début XIIIe s.
Orchestre palatin. Les musiciennes portent des couronnes mais les chanteuses, un chignon. Bayon. Fin XIIe - Début XIIIe s.
Orchestre palatin. Les musiciennes portent des couronnes mais les chanteuses, un chignon. Bayon. Fin XIIe - Début XIIIe s.
Orchestre palatin. Les musiciennes portent des couronnes mais les chanteuses, un chignon. Bayon. Fin XIIe - Début XIIIe s.

La scène du Cirque du Bayon, ci-dessous, dépeint dans le cadre de joutes physiques au corps à corps et à l’arme blanche, une joute chantée accompagnée par un orchestre à cordes. Deux “équipes” s’affrontent. On distingue clairement le chanteur de droite, au premier plan, s’exprimer avec véhémence tandis que celui de gauche, seul et en introspection, prépare sa réplique. Les joutes chantées sont bien connues aujourd’hui encore au Cambodge, notamment celles accompagnées du luth chapei dang veng.

Compte tenu du volume sonore limité des instruments à cordes de cette époque, nous ne pensons pas qu'ils aient accompagné les jeux présentés dans les scènes ci-dessus.

 


Personnages féminins à chignon à boucle(s)

Nul ne peut aujourd'hui affirmer qui sont réellement les personnages féminins représentés en pied depuis le IXe siècle dans les temples khmers, usuellement appelés devata ou tevada. 

À Angkor Vat, la présence de tels personnages à la fois représentés en pieds (1827 dénombré pour ce seul temple) et dans les bas-reliefs historiés de la troisième galerie, côté sud, aile ouest, jette le trouble. Nous pensons que nous avons perdu les codes de lecture différenciant ces femmes. Il est probable que les Khmers angkoriens avertis pouvaient reconnaître le rôle des unes et des autres à la seule vue des coiffures, des vêtements et des attitudes, comme nous le ferions aujourd'hui à la vue d'un militaire, en repérant la couleur de son costume, son grade et ses insignes.

Dans les monuments de la période du Bayon (règne du roi Jayavarman VII), nous avons vu que les danseuses sont représentées avec un chignon à boucle unique ou double, tandis que les musiciennes et les danseuses portent une couronne. Dans les petits sanctuaires funéraires des temples de cette époque, des personnages féminins portant un tel chignon ornent les murs extérieurs. Certains, à l'entrée des salles de danses (Bayon, Preah Khan d'Angkor) portent même un chignon à triple boucle. 

En dehors des orchestres religieux ou palatins, aucun autre bas-relief ne représente de tels personnages. Il existe bien des chignons de type khmer formant un boule de cheveux, mais pas de chignon à boucle. Nous savons que les khmers anciens avaient des normes très précises pour représenter tel personnage ou tel objet afin de ne pas les confondre. Aussi, nous proposons ici une hypothèse nouvelle, consistant à considérer ces personnages féminins à chignon à boucle(s), comme des chanteuses, et peut-être même des chanteuses de louanges. L'identification récente d'une musicienne particulière à Banteay Chhmar pourrait valider cette hypothèse. 

La chanteuse et joueuse de racle de Banteay Chhmar.
La chanteuse et joueuse de racle de Banteay Chhmar.

Cette chanteuse joue du racle, un instrument aujourd'hui encore utilisé au Cambodge. Nous savons qu'autrefois, d'après les témoignages écrits de G. Groslier, mais aussi grâce à un film en noir et blanc tourné sous le règne du roi Sisowath (règne 1904-1927), les chanteuses de la cour s'accompagnaient de claquettes (et non pas de  cliquettes) pour marquer les pas de danse. Le contexte de ce bas-relief est explicite : un (ou deux) orchestre(s), peut-être l'ancêtre de l'actuel mahori, réparti de part et d'autre du piédestal lotiforme de la divinité dans lequel est représenté une unique chanteuse coiffée d'un chignon à boucle. On remarquera, au centre du chignon, un bijou, peut-être une grosse épingle sertie de pierres précieuses. Tous.tes les autres musicien.nes portent une tiare conique, et les danseuses, des couronnes ou des diadèmes ouvragés. 

Chanteuse & son racle. Java centre. IXe s.

La jointure des pierres nous empêche de voir si la musicienne a la bouche ouverte ou non. Nous disposons d'une preuve que les joueurs.euses de racle chantaient. Elle se trouve à Java. L'image ci-dessus montre distinctement les rainures sur le racle et la bouche ouverte. Les cheveux, à l'arrière, semblent présenter des boucles. 


Nous ignorons ce qu'elles chantaient, mais nous savons par l'épigraphie qu'existaient des chanteuses de textes sacrés (hindous ou bouddhiques) et des chanteuses de louanges. Nous savons par ailleurs, qu'en Asie du Sud-Est, des chanteurs et/ou des chanteuses chantent des louanges pour les morts. À Siem Reap, aujourd'hui encore, les musiciens de l'ensemble kantoam ming កន្ទាំមីង jouent et chantent des “berceuses” (paṃbe) pour les défunts. Ces personnages pourraient donc être des chanteuses accompagnant le défunt dans sa vie future pour le louanger ou apaiser son âme. Rappelons que des temples comme le Preah Khan d'Angkor ou le Ta Prohm étaient des temples à vocation funéraire, respectivement pour le père et la mère du roi Jayavarman VII et que ce souverain rendait hommage à d'illustres personnages, notamment des militaires de haut rang qui avaient servi le royaume avec noblesse et au péril de leur vie, en leur permettant de bâtir leur sanctuaire dans l'enceinte du temple.

À titre d'illustration, nous proposons ci-après un catalogue de photographies classées par temples.

 

Personnages féminins à chignon du Preah Khan d'Angkor

La majorité des personnages féminins ci-contre ornent les petits sanctuaires du Preah Khan d'Angkor. Les chignons présentent parfois un certain niveau de complexité, marquant peut-être une hiérarchie ou une spécialisation dans une certaine forme de chant. Deux personnages, situés à l'entrée nord de la salle de danse, côté intérieur, portent un triple chignon. 


Personnages féminins à chignon de Ta Prohm

Personnages féminins à chignon de Ta Nei

Personnages féminins des Prasat Chrung de la douve d'Angkor Thom

Quatre prasat de l'époque du Bayon sont bâtis aux angles intérieurs de la douve d'Angkor Thom. Trois d'entre eux comportent des personnages féminins à chignon à boucle. Nombre d'entre d'eux sont endommagés.

 

Prasat Chrung Nord-Est

Prasat Chrung Nord-Ouest

Prasat Chrung Sud-Ouest