MAJ : 3 décembre 2023
Cette section est consacrée à la musique et aux instruments de musique khmers du VIIe au XVIe siècles.
En raison de son climat de mousson, les sources d'informations anciennes sont limitées. L'étude des instruments musicaux et sonores anciens est basée sur diverses sources documentaires :
Parmi les nombreux temples aujourd’hui accessibles, peu offrent une iconographie relative aux instruments musicaux. La plupart représentent des danseurs et des danseuses dans des positions canoniques, mais les musiciens et les musiciennes qui animent la danse font défaut. Voici, par ordre alphabétique, la liste des sites référents que nous avons explorés et dans lesquels nous avons découvert au moins une représentation iconographique relative à la musique : Angkor Vat, Baphuon, Banteay Chhmar, Banteay Kdei, Banteay Samre, Banteay Srei, Bayon, Mebon occidental, Prasat Chrung sud-ouest, Phnom Bakheng, Phnom Chisor, Phnom Rung (Thaïlande), Preah Khan d’Angkor, Preah Vihar, Porte ouest d'Angkor Thom, Sambor Prei Kuk, Ta Prohm, Ta Prohm Kel, Terrasse des éléphants, Terrasse de Yama (dite du Roi Lépreux), Vat Baset. Cette iconographie est visible sur place ou dans les musées (Musée National du Cambodge, Musée Guimet pour l’essentiel).
La liste chronologique ci-dessous indique la date de réalisation probable de l'iconographie des sites référents :
L’iconographie est essentiellement composée de bas-reliefs. Toutefois nombre d’entre eux sont érodés. Aussi, afin de permettre une lecture rapide des divers éléments constitutifs, nous avons parfois détouré puis colorisé certains éléments : instruments, personnages, vêtements, bijoux, coiffures, architecture. Certains bas-reliefs étaient, à l’origine, peints ou laqués ; il en demeure des traces visibles notamment dans les galeries couvertes d’Angkor Vat. Notre démarche n’a aucune ambition de restituer les couleurs originelles mais d’offrir une lisibilité immédiate.
Quelle était la base du ou des systèmes musicaux des Khmers anciens ? Voici une question délicate car ces derniers ne nous ont laissé ni trace écrite, ni instrument à note fixe qui pourrait
nous permettre de le déterminer. À la lumière de l’ethnologie contemporaine, on peut affirmer, compte tenu du cloisonnement géographique des populations, qu’il existait, avant l’indianisation,
des dispositifs musicaux propres à chaque entité tribale et, à l’intérieur de chacune d’elles, des musiques dédiées à chaque fonction sociale. Peut-être en reste-t-il des traces, notamment dans
les rituels de possession, mais ce serait pure spéculation de l’affirmer. Nous pouvons avancer que la base du dispositif musical est venue de l’Inde, à l’instar des courants de pensée et des
outils liturgiques et sonores. Il ne faut pas exclure les influences autochtones, chinoise, siamoise, malayo-indonésienne, musulmane, palatines et populaires, qui font de la musique khmère une
entité esthétique différente de celle de l’Inde à la même époque. Il existe, pour répondre à cette question, un constat intéressant qui différencie substantiellement l’Empire khmer de l’Inde.
Depuis les premiers textes du VIIe s. jusqu’à présent, le Cambodge, pour ne parler que de lui, dispose d’instruments de musique à note fixe. Tout d’abord la harpe puis, à partir du XVIe s., les
carillons de gongs, les xylophones et, plus tardivement, les métallophones à lames. Ce conservatisme structurel a permis d’inscrire le Cambodge dans la continuité. Les musiciens traditionnels
cambodgiens conservent aujourd’hui des instruments étalons à notes fixes, certains du XIXe s., ultimes témoignages de l’accord probable de ces périodes anciennes.
Le musicologue Alain Daniélou nous dit ceci : « Il est difficile de déterminer avec certitude dans quelles proportions le système classique cambodgien, basé sur des instruments à sons
fixes, s’apparente à un des anciens systèmes indiens ou représente une tradition indépendante. Certaines percussions mélodiques ont existé de tout temps dans l’Inde, et il semble fort probable
que le système du Gândhâra-grâma (échelle à sept tons égaux appelée la « gamme céleste »), considéré déjà comme perdu par les auteurs sanscrits de l’époque classique, se réfère à une échelle
mélodique qui ne se retrouve aujourd’hui qu’en Indochine et au Siam. »
Le nombre 7 joue un rôle important dans la cosmologie védique car il apparaît en conjonction avec le nom de tout le pays, Sapta Sindhu, avec les idées supplémentaires de sept rivières, sept continents, sept îles, sept montagnes, sept r.sis (les Pléiades ), sept notes de musique et sept mondes. L’échelle musicale khmère est équiheptaphonique, c’est-à-dire que tous les intervalles, entre les sept degrés de la gamme, sont théoriquement égaux. L’avantage de ce système est son adaptabilité pour accompagner des voix de hauteurs différentes. Sur une harpe, en l’occurrence, lorsque le musicien souhaite changer de hauteur, il lui suffit de changer de tonique et de jouer sa mélodie sur les mêmes intervalles sans se soucier des altérations. Le mouvement mécanique des doigts demeure inchangé. Le corollaire d’un tel système réside dans la pauvreté créative, celle-là même qui a peut-être poussé les musiciens indiens à abandonner leurs instruments à notes fixes. Ainsi, pourrait-on dire que l’Empire khmer (à cheval sur le Cambodge, la Thaïlande, le Laos et le Vietnam actuels) est devenu le Conservatoire des traditions anciennes de l’Inde puisque la harpe y fut jouée au moins jusqu’au XIIIe s. et que les cithares monocordes, bicordes et le système musical équiheptaphonique s’y sont maintenus jusqu’à nos jours. On notera que le Protectorat français au Cambodge contribua peu à peu à « diatoniser » le système, préparant l’oreille de tout un peuple au déferlement musical occidental !
Il est quasi certain que le système scalaire de sept notes en a côtoyé un autre, à cinq notes, dit pentaphonique, existant aujourd’hui encore chez les Khmers et les minorités ethniques des confins forestiers du Cambodge, du Laos et du Vietnam, dénommés Montagnards à l'époque de la domination française. Concernant les seuls Khmers, il est possible de jouer le répertoire pentaphonique sur les instruments à notes fixes heptaphoniques tels que les xylophones et les carillons de gongs. Qui peut le plus peut le moins !
Tcheou Ta-Kouan (Zhou Daguan 周達觀), surnom Ts'ao-t'ing yi-min, était originaire de Yong-kia au Tchö-kiang. En 1296-1297, il accompagne une ambassade chinoise qui passe près d'une année au Cambodge. De retour en Chine, il rédige un ouvrage disparu mais partiellement recopié dans des annales chinoises de 1380. L’auteur apporte quelques rares éléments sur la présence de musique. Nous citons ici ceux traduits par Paul Pelliot*.
* Zhou Daguan et Paul Pelliot, Mémoires sur les coutumes du Cambodge de Tcheou Ta-Kouan, vol. 3, Adrien Maisonneuve, coll. « Œuvres posthumes », 1er mars 2003, 71-03 éd. (1re éd. 1951), 178 p.
« Pour les morts, il n’y a pas de cercueils ; on ne se sert que d’espèces de nattes, et on les recouvre d’une étoffe. Dans le cortège funéraire, ces gens aussi emploient en tête, drapeaux, bannières et musique. »
« J’ai passé dans le pays plus d’une année, et je l’ai vu sortir (le prince) quatre ou cinq fois. Quand le prince sort, des troupes sont en tête d’escorte ; puis viennent les étendards, les fanions, la musique. (…) Chaque jour le souverain tient audience deux fois pour les affaires du gouvernement. Il n’y a pas de liste arrêtée. Ceux des fonctionnaires ou du peuple qui désirent voir le souverain s’assoient à terre pour l’attendre. Au bout de quelque temps, on entend dans le palais une musique lointaine et au dehors on souffle dans des conques comme bienvenue au souverain. (…) Ministres et gens du peuple joignent les mains et frappent le sol du front ; quand le bruit des conques a cessé, ils peuvent relever la tête. Le souverain immédiatement après va s’asseoir. »
Commentaire : on peut, aujourd'hui encore, entendre les conques dont parle l'auteur, au Palais royal du Cambodge à Phnom Penh lors de cérémonies importantes ou, mieux encore, à la cour de Thaïlande à Bangkok, qui a conservé les petites conques (Turbinella pyrum) utilisées à la période d'Angkor. Le Cambodge a adopté, à une époque inconnue, des conques faites de l'espèce de gastéropode Charonia tritonis ; le Palais en possède huit, jouées par autant de Brahmanes (Bakous).
« Les tch'ou-kou [zhugu 苧姑] (bonzes) se rasent la tête, portent des vêtements jaunes, se découvrent l'épaule droite ; pour le bas du corps, ils se nouent une jupe d'étoffe jaune, et vont nu-pieds. (…) Leurs temples peuvent être couverts en tuiles. L'intérieur ne contient qu'une image, tout à fait semblable au Buddha Sakyamuni, et qu'ils appellent Po-lai. Elle est vêtue de rouge. Modelée en argile, on la peint en diverses couleurs ; il n'y a pas d'autre image que celle-là. Les Buddha des tours sont tous différents ; ils sont tous fondus en bronze. Il n’y a ni cloche, ni tambour, ni cymbales, ni bannières, ni dais. (…) »
« Quand, dans une famille, naît une fille, le père et la mère ne manquent pas d'émettre pour elle ce vœu : « Puisses-tu dans l'avenir devenir la femme de cent et de mille maris ! »
Entre sept et neuf ans pour les filles de maisons riches, et seulement à onze ans pour les très pauvres, on charge un prêtre bouddhiste, taoïste de les déflorer. C'est ce qu'on appelle
tchen-t'an. (…)
Cette nuit-là on organise un grand banquet, avec musique.(…) Le soir venu, avec palanquins, parasols et musique, on va chercher le prêtre et on le ramène.
Avec des soieries de diverses couleurs on construit deux pavillons ; dans l'un on fait asseoir la jeune fille ; dans l'autre s'assied le prêtre. On ne peut saisir ce que leur bouche se disent ;
le bruit de la musique est assourdissant et cette nuit-là il n'est pas défendu de troubler la nuit.
J'ai entendu dire que, le moment venu, le prêtre entre dans l'appartement de la jeune fille ; il la déflore avec la main et recueille ses prémices dans du vin. On dit aussi que le père et la
mère, les parents et les voisins s'en marquent tous le front, ou encore qu'ils les goûtent. D'aucuns prétendent aussi que le prêtre s'unit réellement à la jeune fille ; d'autres le nient. Comme
on ne permet pas aux Chinois d'être témoins de ces choses, on ne peut savoir l'exacte vérité.
Quand le jour va poindre, on reconduit le prêtre avec palanquins, parasols et musique.
La nuit du tchen-t'an [chentan 陳毯] il y a parfois dans une seule rue plus de dix familles qui accomplissent la cérémonie ; dans la ville, ceux qui vont au-devant des bonzes ou
des taoïstes se croisent par les rues, il n'est pas d'endroit où l'on n'entende les sons de la musique. »
« Le huitième mois, il y a le ngai-lan [ailan 挨藍], on danse. On désigne des acteurs et musiciens qui chaque jour viennent au palais royal faire le ngai-lan ; il y a en outre des combats de porcs et d'éléphants. Le souverain invite également les ambassadeurs étrangers à y assister. Il en est ainsi pendant dix jours. Je ne suis pas en mesure de rappeler exactement ce qui concerne les autres mois. »