La musique traditionnelle khmère, par Jacques Brunet


MAJ : 3 décembre 2023


À propos de Jacques Brunet

De 1963 à 1982, Jacques Brunet, pianiste de concert devenu musicologue, réalise une série d'enregistrements des musiques traditionnelles du Sud-Est asiatique. Débutées au Cambodge, les séances vont rapidement couvrir les pays voisins, Laos, Thaïlande, Birmanie, Malaisie et Indonésie. Nous lui devons de nombreux enregistrements, films et articles d'une qualité inégalée.


Une musique intimement liée à la danse, au théâtre et à l’épopée

L'article original provient du Monde diplomatique d'octobre 1963. Nous nous permettons ici de le reproduire en intégralité et d'en offrir une traduction anglaise. Nous l'avons assorti de liens et de quelques corrections et apports entre parenthèses).

Quelles que soient les influences qui l’ont modifiée, la musique khmère n’en a pas moins suivi une voie qui lui est propre. Ouverte à tous les courants et à toutes les influences, elle possède cependant un caractère particulier dû à l’originalité et à l’esprit musical des musiciens cambodgiens qui ont façonné au cours des siècles une musique conservant un prodigieux intérêt.

Tout voyageur en visite au Cambodge ne peut pas ne pas s’arrêter un instant devant l’appel des conques des cornacs ou des pêcheurs, le soir, ou être ému devant la simple mélodie d’une vielle (vièle) et les ornementations délicates du joueur de xylophone. Quiconque se promène à travers le Cambodge ne peut manquer de s’apercevoir combien la musique fait partie intégrante de la vie du peuple khmer. En effet, qu’il s’agisse de mariage, de fête de village, de service funèbre ou de la prise d’habit d’un bonze, toutes les cérémonies sont habituellement accompagnées des musiciens. Certains orchestres se sont plus développés dans certaines provinces. C’est ainsi que dans la province de Battambang chaque pagode possède un orchestre dit de « musique Piphat », orchestre d’instruments à percussion mélodique se composant de roneat (xylophones en forme de barquette à seize lames de bambou), de kong thom, jeux de gongs horizontaux et circulaires composés de seize petites timbales de bronze, de skor thom (gros tambours à peau de buffle frappés par un gros morceau de bois très dur), d’un sampho (petit tambour horizontal à deux peaux de résonance dont l’exécutant est le dirigeant de l’orchestre), de chhing (petites cymbales en cuivre) et d’un sralay (hautbois), seul instrument mélodique de l’orchestre. La technique instrumentale se rapproche de la technique des musiciens siamois et reste assez différente de celle des autres régions du pays. Par contre, dans les provinces de Siemréap ou de Kompong-Thom, la musique populaire atteint un degré de perfection, tant du point de vue technique que du point de vue de l’inspiration, peu fréquent dans le reste du pays. Les orchestres de musique populaire se composent généralement de quatre instruments : le tro-ou, vielle (vièle) à deux cordes accordées à la quinte et dont la caisse de résonance est une noix de coco ; le tro-chhey, autre vielle (vièle) à deux cordes dont la caisse de résonance cylindrique est taillée dans un os de buffle ou dans un morceau de bois ; le tro-khmer, vielle (vièle) à pique à trois cordes, à la technique difficile ; enfin le cha-pei, luth à deux doubles cordes agrémenté à son extrémité d’un prolongement en bois finement décoré ; à ces instruments s’ajoute le pei-or, hautbois en bambou à perce cylindrique dont la sonorité est pleine et grave. Parfois un joueur de sadeou (monocorde sur calebasse) participe à l’exécution de la musique mais la sonorité frêle de cet instrument convient mieux à l’accompagnement d’un chanteur. Quelquefois, deux joueurs de skor (petits tambours) rythment le morceau tout en chantant alternativement.

L’art poétique du paysan khmer se manifeste tout particulièrement dans ses chants. Parfois le musicien chante seul, le plus souvent il improvise avec un autre des chants alternés, véritables concours de sensibilité, de finesse, d’habileté vocale et aussi d’humour. Ils épanouissent alors tous leurs sentiments. Ils chantent surtout l’amour, mais aussi la tristesse et la nature. Les animaux ont une grande importance. Il est rare qu’on n’y fasse point allusion dans les chants cambodgiens : on s’adresse à des oiseaux, des insectes, des fleurs même, en leur tenant des propos que l’on sait bien devoir être entendus par l’amie qui n’est pas loin et à l’adresse de qui ils sont tenus. Le chanteur racontera aussi son émotion devant un coucher de soleil ou devant l’animal qui vient de mettre bas. Les enfants ne sont pas oubliés, soit qu’on leur chante des berceuses (très nombreuses), soit qu’on les incite à jouer ou à devenir des hommes. Parfois le chanteur, sous forme de conseil à sa femme, montrera ses préoccupations avec un humour retenu :

 

Femme, pile le riz

sans laisser reposer le pilon, pile, pile,

mange le vieux riz ; garde le riz nouveau

avec lequel tu feras des gâteaux pour ton mari ;

efforce-toi de nourrir ton mari il te fera des enfants.

 

ou encore :

 

Femmes, ô chères femmes,

Vous êtes laides dans cette vie,

Vous serez belles dans une vie postérieure ;

Aux désirs des hommes ne soyez pas cruelles

Pour être parfaites dans vos existences futures.

 

Ces chants toujours improvisés sont l’interprète de l’émotion du musicien et de l’ambiance qui règne autour de lui.

Parfois d’autres chanteurs se font accompagner d’un joueur de pei-pok, flûte oblique en bambou au son grave mais à l’ambitus réduit, ou d’un khloy, petite flûte aiguë de bambou à six trous.

 

Chants d’aveugles et guimbardes de bambou

Autre musique admirable : les chants d’aveugles. Ceux-ci se manifestent généralement les jours de fête, assis à l’ombre d’un arbre ou d’une pagode en s’accompagnant d’un instrument, principalement le cha-pei. Ils chantent un épisode de la vie du Bouddha ou quelque légende épique bien connue de tous les Cambodgiens. De nombreux faits nouveaux, généralement merveilleux, apparaissent dans la légende, sortie de l’imagination du chanteur qui magnifiera par des descriptions poétiques les lieux où se passe son histoire ; ici aussi les animaux et la nature ont une grande importance. L’aveugle chante en de longues phrases auxquelles il ajoute des syllabes qui n’ont aucun sens afin de prolonger la mélopée, alternativement avec le solo de son cha-pei pendant lequel il cherche son inspiration. Le génie poétique de ces hommes est en tout point remarquable.

Dans les campagnes enfin, quelques instruments archaïques sont encore parfois utilisés tels que la guimbarde de bambou ou de métal (ang kouon) ou la feuille (souch) que le musicien fait vibrer dans sa bouche. Ces instruments proviennent probablement d’anciennes minorités actuellement khmérisées, telles que les Kouy ou les Samré. J’ai rencontré près du centre de Mongkol-Borey un paysan jouant d’une guimbarde métallique à la sonorité frêle et douce sous la fenêtre de sa belle afin d’attirer son attention sans toutefois attirer celle, inopportune, des parents de la jeune fille.

 

Musique funèbre

La musique funèbre est souvent exécutée à l’aide de deux grands gongs accordés en sixte, d’un sralay, d’un kong thom et d’un skor thom. Autre formation musicale, l’orchestre de « musique Mohori ». Cet orchestre est composé à la fois d’instruments à percussion mélodiques, d’instruments à vent et de divers instruments à cordes dont le takkhe (en siamois : crocodile), cithare en bois à trois cordes sur caisse de résonance allongée et montée sur trois pieds. Cet orchestre n’est plus guère employé actuellement qu’au palais royal.

 

Danse populaire

La danse populaire a presque entièrement disparu au Cambodge. On y assiste encore lors de certaines fêtes. Dans le Cha-Yam, les seuls instruments utilisés sont de petits gongs et des tambours à corps allongé suspendus au cou des danseurs masqués qui exécutent une pantomime. Avec des orchestres à forte proportion d’instruments à percussion on exécute aussi des danses animalières (danses du buffle, par exemple) en diverses occasions. Mais elles ont presque totalement disparu et on peut les voir encore dans de rares villages. Signalons les danses animalières de Païlin dansées une ou deux fois par an par la minorité birmane du village. Elles sont d’autant plus intéressantes qu’elles ne sont plus dansées en Birmanie.

 

Les rites

La musique khmère est accompagnée de rites dans toutes ses manifestations. Qu’il s’agisse de la fabrication des instruments, de l’exécution d’un morceau ou de l’apprentissage des nouveaux élèves, chaque acte en rapport avec la musique est précédé d’offrandes ou d’invocations. C’est le cas des danses royales, où, avant chaque représentation, des offrandes sont déposées devant tes musiciens afin que le spectacle se passe sans accident pour ceux-ci et pour les danseuses. Je cite ici l’enquête établie auprès d’un vieux maître de musique de la province de Pursat au sujet des rites accompagnant l’apprentissage des élèves :

« Pour enseigner l’air d’ouverture Sathukan à un élève, le maître de musique fait préparer une offrande nécessaire pour la cérémonie d’invocation. Les offrandes comprennent : deux « baysei » à cinq étages travaillés en papier ou en feuilles de bananier enroulées. On pique à chaque étage trois feuilles de bétel, des bougies et des baguettes d’encens et on dépose le tout sur un tabouret. On apporte en outre deux plateaux de desserts, quatre assiettes de riz cuit que l’on range aux pieds du tabouret. Puis on dispose logiquement les instruments de musique. Le maître ordonne alors à chacun de ses élèves d’apporter une pièce d’argent et un morceau de tissu et de faire une invocation au « Prah Piksar », les mains jointes, pour que l’élève puisse avoir une bonne mémoire, une vive intelligence et qu’il apprenne rapidement l’enseignement du maître. Les élèves se prosternent ainsi trois fois. Après quoi le maître de musique appelle celui qui manie le roneat-ek. Il forme, avec trois brins de fil, un nœud à son poignet en disant : “Je te noue le poignet gauche pour te faire souvenir, je te noue le poignet gauche pour te faire apprendre facilement.” Le professeur agit de même avec tous les élèves. Puis il appelle un vieillard qui lui fait des nœuds à ses propres poignets. Le vieillard, tout en faisant des bracelets de fils de coton, dit au maître : “ Nous souhaitons faire de vous, maître de musique, celui qui pourra leur enseigner la musique dans les plus brefs délais.” Après cette cérémonie le professeur appelle ses élèves à l’instrument. Il leur enseigne immédiatement les quatre ou cinq premières notes. »

 

La théorie

Les notes des instruments de musique khmers n’ont pas de hauteur absolue. Le facteur accorde ses instruments au jugé.

Pour le roneat, par exemple, on donne aux lames les noms suivants : No, Mô, Châ, Yo, Lu, Thom, A, A. E, Ei, O, Ou, Ru, Ru, Lu. Or pour le musicien le son Mô est un peu plus haut que le son No, le son Châ est un peu plus haut que le son Mô, etc.

Selon la tradition, la musique khmère n’est pas notée. En effet la musique khmère est toujours improvisée ; sur un thème connu d’eux, les musiciens ajoutent individuellement au dessin mélodique des ornements divers, des contre-temps, des notes de passage, des variations. Une musique sans notation, transmise oralement du musicien-maître au musicien-élève sans aucune connaissance de solfège ou d’harmonie, est livrée aux libertés d’inspiration et d’imagination des instrumentistes. Généralement les musiciens débutent et terminent à l’unisson. Au cours du morceau ils alternent, se répondent, s’opposent tout en conservant le rythme primitif.

La gamme utilisée est habituellement pentatonique, parfois heptatonique avec charpente pentatonique. La musique des aveugles est généralement tétratonique et les chants des bonzes, tritoniques. Pas de règles précises, les musiciens jouissant d’une très grande liberté dans l’exécution des morceaux. On ne peut parler ni de mode ni de tonalité. Il semble cependant qu’on puisse distinguer deux systèmes : l’un exprimant la gaieté et l’autre la tristesse.

 

Les problèmes que pose la musique khmère

Tout d’abord les origines. Celles-ci sont difficiles à définir. Le Cambodge s’est trouvé en contact, de par sa position géographique et son histoire, avec plusieurs grandes civilisations. On ne peut se permettre encore, en l’état actuel des recherches, de décider de l’origine de la musique khmère. Une étude comparative des instruments ne peut être d’un grand secours, certains d’entre eux étant répandus dans tout l’Extrême-orient et même jusqu’en Iran, de même qu’une étude organologique. L’étude des gammes n’offre guère de possibilités pour ce problème, le pentatonisme étant une échelle universelle. De la musique à l’époque d’Angkor, nous ne savons que peu de choses : les bas-reliefs nous renseignent sur les instruments utilisés. Sans doute y avait-il autrefois une musique culturelle où danse du corps et danse de l’âme étaient étroitement associées ; musique guerrière aussi qui s’est probablement développée au cours des grands combats angkoriens pour pouvoir ensuite, parmi les fastes de la cour, les chanter et les reproduire, comme une excitation à la fierté et à la fermeté morale. Quant au reste il faut l’imaginer par l’étude de la musique populaire actuelle par l’analyse comparative des termes musicaux employés et sans doute par une analyse des musiques de certaines minorités ethniques, résidus probables de la musique d’autrefois.

Actuellement la musique populaire a tendance à disparaître ou plus exactement à évoluer sous l’influence des postes transistorisés répandus dans les villages les plus reculés. Nous assistons encore à des manifestations musicales assez bien conservées dans certains villages. Pour les raisons déjà indiquées plus haut la seule notation possible et utilisable ensuite est l’enregistrement sonore. L’enregistrement systématique de toutes les musiques et des musiciens est actuellement entrepris mais il s’agit d’un travail de longue haleine : le répertoire est immense et le pays suffisamment vaste. Et cependant l’entreprise est urgente : les vieux musiciens ne forment plus d’élèves, la musique occidentale imprègne de plus en plus les campagnes, les jeunes exécutants ne respectent plus les traditions. Les légendes sont nombreuses qui sont méconnues des jeunes et que les vieux ne prennent même plus la peine de raconter, comme celle-ci par exemple sur l’origine des instruments de musique racontée par un vieux paysan de Kompong-Speu :

« Un jour, les dignitaires d’un village désirant entendre de beaux sons firent appeler sept paysans qui vinrent les mains vides. Au moment où ceux-ci durent s’exécuter, les dignitaires leur dirent : “Eh bien, musiciens, avec quoi jouez-vous si vous n’avez pas d’instruments ? Allons, jouez, nous vous écoutons !” Deux musiciens qui avaient le rôle de frapper les tambours s’assirent face à face. Puis avec leurs mains ils tapèrent sur leurs rotules et firent entendre des bruits semblables aux bruits des tambours. Ils agitaient leurs flancs, haussaient les épaules, inclinaient la tête, ce qui était agréable à voir. D’autres joueurs prirent un petit fouet et le frottèrent contre un morceau de bois en haussant les épaules et en comptant sur leurs doigts. Puis, tirant les feuilles d’arbre de leur branche et les mettant à leur bouche, ils soufflèrent en faisant entendre des sons hauts et bas admirables. D’autres joueurs prirent une tige de bambou qu’ils placèrent sur leur ventre, et avec l’autre main ils grattèrent la tige sans corde. Les hommes et les femmes, jeunes et vieux, avaient l’air triste de voir des musiciens sans instruments. Bientôt ces musiciens devinrent célèbres mais leur musique ennuyeuse car lorsqu’on mange souvent les mêmes mets on n’a plus d’appétit. Alors les dignitaires leur firent fabriquer des instruments possédant exactement les mêmes sons car ceux-ci étaient très harmonieux. C’est ainsi que naquirent les instruments de musique au Cambodge. Et depuis cette musique est employée dans tous les mariages. »

Actuellement le service des « mœurs et coutumes » possède un département consacré à tout ce qui concerne la musique traditionnelle. Dans chaque province des correspondants enquêtent auprès des musiciens et peu à peu les archives s’accumulent en attendant d’être dépouillées. D’autre part les studios de la radio enregistrent des musiciens qu’ils font venir à cet effet. Malheureusement le dépaysement des exécutants est toujours préjudiciable à l’exécution de la musique, comme nous l’avons remarqué nous-même. Il faudrait que l’École nationale de musique ait les moyens de se transformer dans les années à venir en véritable conservatoire national dans lequel seraient conservés et classés tous les enregistrements effectués dans le pays par des enquêteurs formés pour ce travail ; un effort serait à faire dans ce sens avant qu’il ne soit trop tard et pour la plus grande gloire des musiciens et de la musique khmère.

L’espace nous manque pour signaler tous les genres de musique et les différentes formes instrumentales. Il faut cependant mentionner le passionnant travail de conservation du Ballet royal (et par suite de la musique de ballet) entrepris par Sa Majesté la reine (Sisowath Kossamak). Grâce à elle une autre forme de musique est entretenue au palais royal, malgré une évolution inévitable, dans le respect de la tradition.