L'ensemble pin peat ពិណពាទ្យ


MAJ : 30 août 2021


Origines du pin peat

La question des origines des instruments, des orchestres ou de la musique est toujours sujet à controverses. Il n'en va pas autrement pour le pin peat ពិណពាទ្យ ou phleng pin peat ភ្លេងពិណពាទ្យ. Comme la plupart des Khmers s'accordent sur son origine siamoise, d'autres, plus savants, y voient une origine môn (Birmanie). Comme toujours, la vérité se situe souvent entre les deux puisque les instruments qui le composent ont des origines variées…

La plus ancienne représentation d'un pin peat se trouve sur deux fresques du sanctuaire central d'Angkor Vat (bakan). Elles pourraient dater du XVIe siècle bien que leur datation ne soit, pour l'heure, pas attestée scientifiquement. Nous y avons consacré un article, disponible ici.

Il existe aussi une origine légendaire aux multiples variants (à l'image des coronavirus !!!). Nous citerons celle rapportée par Stéphanie Khoury dans sa thèse*. Pour des questions de lisibilité et de cohérence du site, nous avons pris la liberté de remplacer la translittération des termes khmers utilisée dans la thèse, qu'il nous le soit pardonné…

Selon certaines versions, Indra commanda un chariot à son architecte Braḥ Vessakam (Viśvakarman, auquel est également attribué le temple d’Angkor Vat), afin qu’il puisse se promener dans son jardin. Le dieu fut alors si fasciné par les sons produits par ce chariot qu’il chargea cet architecte d’élaborer un orchestre capable de reproduire de tels sons. D’autres versions font référence à un bouvier. (…)

Selon Chhea Davy, maître de pin peat résidant en France, les sonorités produites par les roues de ce chariot furent matérialisées par les deux jeux de gongs circulaires, les kong. Le tambour samphor représente l’essieu tandis que la pièce circulaire placée à chacune de ses extrémités, tenant la roue, représente l’un des deux tambours skor thom. Le frottement de ces pièces entre elles, généré par le mouvement du chariot, est reproduit par le hautbois sralai. Le xylophone roneat ek est le joug de l’attelage, pièce maîtresse reliant l’attelage au chariot, permettant ainsi la mise en mouvement de l’ensemble. Le roneat daek en est le timon, et le roneat thung reproduit les sons du siège du conducteur. Les cymbalettes chhing rappellent quant à elles le tintement des grelots de l’attelage.”  

* Khoury Stéphanie. Quand Kumbhakār libère les eaux. Théâtre, musique de biṇ bādy et expression rituelle dans le lkhon khol au Cambodge. Thèse, janvier 2014.


Les instruments

Nous avons consacré une page à chaque instrument ou famille d'instruments. Nous ne montrons ici que leur image assortie d'un lien vers la description.




Les instruments du pin peat contemporain

Le pin peat est un orchestre à structure variable, s'adaptant à la disponibilité des instruments, des musiciens et au cadre fonctionnel. La structure minimale est de cinq instruments/musiciens pour s'étendre jusqu'à dix.

 

Ensemble réduit (cinq instruments/cinq musiciens)

L’ensemble pin peat du temple Preah Ang Chek Ang Chorm de Siem Reap est le plus actif de tout le Cambodge puisqu'il joue tous les jours de l’année du matin au soir. Plusieurs équipes de musiciens se relaient. Il est réduit à sa plus simple expression fonctionnelle : xylophone roneat ek, grand carillon de gongs kong vong thom, tambour en tonneau sur support samphor, paire de grands tambours en tonneau skor thom, grand hautbois sralai thom. Les dévots offrent cette musique aux deux divinités du lieu. Les musiciens sont rémunérés à l'avance par les adeptes au nombre de pièces jouées.


Ensemble étendu (dix à onze musiciens / dix à douze instruments)

L'ensemble ci-dessous est l'un des plus complet que l'on puisse rencontrer au Cambodge avec : samphor, kong vong thom, sralai thom, sralai touch, skor thom, roneat ek dek, kong vong touch, chhing, roneat thung, roneat thung dek. Dans la séquence vidéo ci-dessous manque le tambour cylindrique sang na.

Cette séquence a été tournée durant la fête de Pchum Ben en 2015, au Vat Reach Bo de Siem Reap qui compte parmi les ensembles les plus prestigieux du pays. Au moment de notre tournage, seuls un hautbois sralai et un lamellophone roneat dek étaient joués. Les deux musiciens s'étaient absentés, mais l'orchestre a continué sans eux, preuve de l'adaptabilité de ce type de structure orchestrale conçue pour cela depuis des siècles.



Accord des instruments

L'accord des instruments varie d'un ensemble pin peat à l'autre bien qu'il y ait, depuis quelques années, une tendance vers une harmonisation liée à l'enseignement formel de l'Université Royale des Beaux-Arts (RUFA). Seuls quelques instruments de l'orchestres sont accordables : xylophones roneat ek et roneat thung, carillons de gongs kong vong, samphor, tambour skor sang na et, dans une certaine mesure, tambour skor thom. Dans les descriptifs instrumentaux, nous avons décrit la technique d'accordage de chaque instrument.

Les hautbois sralai, les métallophones roneat dek et les cymbalettes chhing ne sont pas accordables. 


Usages du pin peat

Le pin peat est un ensemble musical très répandu au Cambodge. Son immense vertu acoustique est sa puissance sonore intrinsèque qui ne nécessite, a priori,  aucune amplification. Toutefois, les Khmers aiment la puissance sonore et amplifient, et même sur-amplifient afin d'atteindre l'espace du “Communiquer là-bas”.

 

Usage religieux

L'une des vocations les plus répandues consiste à accompagner les cérémonies bouddhiques, à l'intérieur ou hors des monastères. La musique interprétée n'est pas à proprement parlée religieuse puisque les textes sacrés sont dits ou chantés a cappella par les moines. Lors des grandes fêtes (Nouvel An khmer chaul chhnam thmey បុណ្យចូលឆ្នាំថ្មី, fête des morts pchum ben បុណ្យភ្ជុំបិណ្ឌ, célébration de la fin de la retraite monastique annuelle kathina កឋិន, funérailles) le pin peat joue pour accueillir les dévots, durant les pauses que s'octroient les maîtres de cérémonie achar et les moines, ou encore durant le déjeuner. 

Même si la musique pourrait difficilement être qualifiée de “religieuse”, elle n'en est pas moins considérée comme une offrande sonore aux divinités. Les deux exemples les plus flagrants nous sont offerts par les orchestres qui officient une fois par semaine en face du Palais royal de Phnom Penh et quotidiennement au temple Preah Ang Chek Ang Chorm de Siem Reap (voir plus haut). Les dévots apportent des fleurs, des noix de coco, brûlent de l'encens et offrent des pièces de musique aux divinités du lieu en payant les musiciens.

 

Représentations théâtrales

L'usage du pin peat est également dévolu à l'animation des diverses formes du théâtre khmer : petit théâtre d'ombres ខោនស្បែកតូច, grand théâtre d'ombres Sbek Thom ខោនស្បែកធំ, théâtre masqué lakhon khol ល្ខោនខោល ou encore la danse classique khmère, qui est une forme de théâtre, dont le Ballet Royal du Cambodge est le plus prestigieux représentant.


Position de jeu

Les instruments du pin peat sont posés à même le sol à l'intérieur des bâtiments, et sur des nattes à l'extérieur. Les musiciens s'assoient par terre (sur des nattes) en repliant les jambes sur le côté, la position en tailleur étant réservée aux moines (position canonique du Bouddha).


Interdits et obligations

Parmi les interdits, il convient de ne jamais enjamber les instruments. Par-delà les croyances, c'est avant tout une question de bon sens. En effet, quiconque s'empêtrant les pieds dans les instruments risquerait de tomber et de les endommager.

Avant tout cérémonie, les Khmers effectuent une cérémonie d'hommage aux Maîtres surnaturels, sampeah kru. 


La musique du pin peat

La musique de pin peat est extrêmement élaborée. Elle n'est pas écrite mais apprise par cœur. Il s'agit d'une musique polyphonique contrapuntique dans laquelle chaque instrument mélodique [hautbois, xylophone(s), carillon(s) de gongs, métallophone(s)] jouent un même corpus, mais de manière différente. Chaque pièce est constituée d'un squelette sur lequel sont bâties des improvisations apprises par cœur. Ce squelette correspond à une mélodie que les musiciens d'autrefois savaient chanter, ce qui est de moins en moins le cas puisque les musiciens apprennent par cœur et par mimétisme à la fois la mélodie de base et l'improvisation. La mémoire kinesthésique est prépondérante, notamment dans le jeu des roneat. En effet, au cours de l'apprentissage, il n'est pas rare que le maître se poste derrière son élève et lui tiennent les mains afin que ce dernier mémorise le mouvement. Dans l'exécution d'une pièce, les maîtres de musique improvisent à l'intérieur de l'improvisation. Ainsi, selon le talent des musiciens d'un orchestre donné, soit les pièces sont toujours jouées de la même manière, soit un ou plusieurs musiciens apportent des variations qui font d'une interprétation un objet sonore éphémère non-reproductible.

La musique de pin peat se compose de suites de pièces conduites par le joueur de roneat ek. Dans le cas d'offrandes musicales et lorsque la demande des dévots est importante, les musiciens, pour des raisons économiques, jouent des pièces courtes enchaînées rapidement et élégamment. L'orchestre Krom Pleag Pin Peat Preah Ang Don Kal de Phnom Penh en fait ici une brillante démonstration. Il dispose d’une grille tarifaire à disposition des dévots qui peuvent acheter jusqu’à une centaine de morceaux de musique. L’unité est facturée 1 US$ (4000 Riels), sans précision de la durée de chacune d'elles.


Dans le cas de représentations théâtrales dans lesquelles il existe une part d'improvisation, la réactivité de l'orchestre est indispensable. Le tambour skor thom ponctue l'action de manière caractéristique.


Transmission des savoirs

Comme la plupart des instruments traditionnels du Cambodge, la transmission des savoirs s'effectue de maître à élève. Le cas du pin peat est toutefois particulier car il s'agit d'un ensemble. Dans la majorité des cas, les orchestres appartiennent aux monastères et les élèves ne possèdent pas d'instrument leur permettant de répéter individuellement chez eux, à l'exception des hautbois. Les orchestres physiques sont généralement financés par la communauté villageoise ou par par de riches Khmers. 

 

Les musiciens

Dans le cadre villageois, les musiciens des pin peat font généralement partie de la communauté villageoise dès lors que le monastère possède un orchestre physique. Dans le cas contraire, le monastère doit convoquer un ensemble extérieur de son choix (instruments et musiciens). 

Les musiciens partagent leur activité musicales avec une autre profession. La plupart du temps, ils sont agriculteurs. En effet, au cours d'une année, les occasions de jouer demeurent assez rares (voir plus haut) et ne permettent pas de vivre de cet art. 

 

Les maîtres

Les maîtres (kru គ្រូ, terme dérivé du sanskrit guru) peuvent faire partie de la communauté villageoise ou bien venir d'un autre lieu parfois situé à plusieurs dizaines de kilomètres. Dans le cadre de notre étude (2021) portant sur le pin peat du Vat Trach (prov. de Siem Reap), deux maîtres assurent la formation d'élèves mixtes de la communauté villageoise dont le plus jeune a une dizaine d'années et le plus âgé une quinzaine. Ces deux enseignants vivent dans la ville de Siem Reap et se déplacent alternativement afin d'assurer les cours cinq jours sur sept durant deux à trois heures. Les maîtres connaissent, pour chaque pièce musicale, toutes les parties instrumentales, différentes pour chaque instrument.

 

Apprentissage

Le succès de la méthode d'enseignement khmère utilisée à Vat Trach (et dans de nombreux autres monastères) tient à la qualité du casting des enfants, à leur motivation et surtout à la fréquence des répétitions. Plusieurs techniques sont employées par les maîtres pour enseigner les pièces de répertoire :

  1. Le maître joue un fragment mélodique aussitôt répété par l'élève et ce, autant de fois que nécessaire. Une fois le fragment acquis, le maître joue le suivant puis enchaîne les deux fragments, et ainsi de suite. Il s'agit là d'un apprentissage par mémorisation auditive et, dans une moindre mesure, visuelle.
  2. En cas de difficulté (cas des xylophones, des carillons de gongs et des tambours), le maître se place derrière l'élève, lui prend les mains et les déplace. Puis l'élève répète seul. Ce procédé est répété jusqu'à acquisition du fragment mélodique ou rythmique. Il s'agit-là d'un apprentissage par mémorisation kinesthésique et, comme précédemment, visuelle.

Qualités inhérentes à l'apprentissage et à la pratique du pin peat

L'apprentissage du pin peat nécessite de nombreuses qualités :

  1. Une bonne mémoire à court terme pour reproduire les fragments mélodiques et rythmiques.
  2. Une mémoire à long terme afin de restituer le répertoire.
  3. Une capacité d'abstraction afin de pouvoir jouer dans le brouhaha des séances de répétition au cours desquelles chaque musicien travaille sa propre partie, indépendamment des autres.
  4. Une bonne capacité de concentration afin d'écouter les autres musiciens tout en jouant sa partie, à laquelle on peut lier une certaine empathie.
  5. Une agilité et une capacité de dissociation bilatérale dans le jeu des xylophones et des carillons de gongs.
  6. Une grande patience pour supporter les longues heures d'attente lors de certaines cérémonies bouddhistes ou des funérailles qui durent d'une journée entière à une semaine.
  7. Pour les joueurs de hautbois, une excellente résistance physique pour jouer des heures durant avec la technique du souffle continu.

Par-delà ces diverses qualités, certains musiciens développent une “intelligence musicale” et un savoir-faire spécifique pour “improviser dans l'improvisation” puisque leur connaissance de base est déjà une improvisation sur une mélodie traditionnelle. La curiosité poussera certains à apprendre à jouer tous les instruments de l'orchestre et à devenir  maître de musique.

 

Motivation

La motivation des élèves et des familles qui laissent leur enfant étudier est liée, sinon à un goût certain ou une passion pour la musique, mais aussi par la perspective d'une rémunération substantielle lors des prestations. 

 

De l'oral à l'écrit

Nous l'avons déjà mentionné, l'enseignement est exclusivement oral en milieu rural. Toutefois, le développement d'écoles et de conservatoires en milieu urbain, montre une tendance à un passage vers l'écrit. Les notes sont nommées numériquement ou  alphabétiquement, traditionnellement dans un ordre allant du plus aigu au plus grave bien que certains maîtres se soient pliés à une logique inverse influencée par l’Occident. Si certains universitaires cambodgiens ou étrangers transcrivent les diverses parties musicales d'une pièce données, personne ne les utilisent dans la cadre d'un apprentissage ou d'une représentation. Pour l'heure, ces notations demeurent des documents d'étude et d'archive.


Le pin peat à travers la peinture bouddhique

La peinture bouddhique présente parfois, dans des ouvrages enluminés, sur les murs intérieurs ou extérieurs du vihear ou de la sala des monastères, des ensembles pin peat à structure variable selon l'inspiration des artistes et de la place disponible sur le support.

Scène du Vessantara Jataka provenant d'un ouvrage contenant des dessins du Reamker khmer ou Ramakien siamois, et des dix contes de naissance sur papier européen, avec des légendes en caractères khmers. On y compte cinq instruments, à l'image de l'ensemble temple Preah Ang Chek Ang Chorm de Siem Reap présenté plus haut. Thaïlande ou Cambodge, 1880. British Library. Or 14859, ff. 182–3.


Orchestre pin peat appartenant à la fresque du Reamker de la Pagode d’Argent au Palais royal de Phnom Penh (1903). De G. à D.: xylophone roneat ek, tambour skor sang na, carillon de gongs kong vong, tambour skor daey, tambour skor thom, cymbalettes chhing, tambour skor samphor, hautbois sralai, xylophone roneat thung. 

Vat Chedei (Prov. Siem Reap).


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