La musique à travers la littérature postangkorienne

MAJ : 15 avril 2021


Littérature française du XIXe s.

La littérature coloniale française fourmille d'élémentss sur la musique, malheureusement documentée par des non musicologues et trop souvent avec un regard condescendant sur la culture khmère. Les écrivains ou chroniqueurs français du XIXe connaissent pour la plupart les grandes pages de la musique savante occidentale et la découverte de sonorités et de systèmes scalaires nouveaux dérange leurs oreilles non accoutumées.


Jules Brossard de Corbigny. De Saïgon à Bangkok par l’intérieur de l’Indochine. 1871

Texte original

p. 457. “Bivouac. - Quelle différence entre l'activité d'un bivouac de troupes françaises et notre camp de voyageurs sans soucis ! Chacun ici, après avoir lâché les éléphants dans la profondeur du bois, s'étend nonchalamment auprès de la marmite de riz qui bout à petit feu, tandis que le soleil tout sanglant s'abîme derrière la forêt silencieuse. A peine entend-on au loin, dans un groupe de cornacs, l'aigre chanson d'une guitare à deux cordes.”

Analyse du tetxe

Ce bref passage indique l'utilisation d'une “guitare à deux cordes” qui est sans aucun doute un chapei. Il convient de l'opposer au chapei palatin à quatre cordes décrit par Jean Moura dans "Le royaume du Cambodge" (1883) et confirmé par les photographies d'Émile Gsell. Il s'agit de la plus ancienne occurrence parlant d'un chapei à deux cordes.


Jean Moura. Le royaume du Cambodge, 1883

En 1868, le lieutenant de vaisseau Jean Moura devient administrateur du protectorat français du Cambodge. À l'exception d'une courte pause en 1870, il resta à son poste à Phnom Penh jusqu'en 1879. Dans son ouvrage “Le royaume du Cambodge”,  il nous offre des noms et une brève description de quelques instruments de musique khmère. Nous rapportons ici l'intégralité de son texte (domaine public) des pages 410 à 413, en respectant les italiques originales. Nous avons ajouté les termes en langue khmère compte tenu de la problématique de la translittération non unifiée.

Texte original

V. “Les Cambodgiens sont très amateurs de musique. Le roi, les princes, les grands mandarins ont à leur service des orchestres de musiciens et de musiciennes, qui n’ont guère autre chose à faire qu’à charmer les longues heures de loisir et d’ennuis des maîtres et des maîtresses de la maison. Les musiciennes sont généralement des concubines, ou de simples servantes, et les musiciens servent d'escorte ou sont employés, lorsqu'ils n'exercent pas leur art, à des travaux peu pénibles. Chez les gens de peuple, et enfin chez ceux qui n'ont pas les moyens d’avoir un orchestre complet, il est bien rare que l’on ne trouve pas un ou deux instruments dont savent jouer les membres de la famille. Les jeunes filles apprennent presque toutes à jouer d’un instrument.

Les Khmers n'ont point de caractères ou signes graphiques pour représenter les sons et ils n'ont adopté aucun système de notation étranger. Ils ne composent plus et ils se contentent de jouer de mémoire d'anciens airs que les débutants apprennent machinalement à exécuter sur un instrument. Un des chefs d’orchestre du roi Norodon a prétendu devant nous qu’il connaissait plus de deux cent airs anciens pouvant être joués par les orchestres modernes.

 

Un orchestre de femmes se compose des instruments dont les noms suivent :

1° Le péat cong ពាទ្យហ្គុង, instrument composé d’une série demi-circulaire de vingt-une touches, ou timbres en bronze ayant la forme de petits gongs renversés et suspendus sur des ficelles, sur lesquels l’instrumentiste, placé au centre de la figure formée par l’encadrement qui supporte les timbres, frappe avec un marteau emmailloté à chaque main. Cet instrument est très sonore et les vibrations des petits gongs suspendus se propagent à de grandes distances. Les Cambodgiens prétendent que le péat cong leur est venu du Pégou ou de la Birmanie. 

2° Le ronéat រនាត, sorte de xylophone composé d’un bateau en bois dont le clavier constituerait le pont. Ce clavier est suspendu à l’avant et à l’arrière du batelet ; il est formé d’une série de touches métalliques (roneat dek - រនាតដែក) ou de lames d’un bambou (roneat ek - រនាតឯក, roneat thung - រនាតធុង) particulier dont le bois est très sonore. On attaque ces touches à l’aide d’un marteau à chaque main. Le ronéat est, dit-on, d’invention siamoise.

3° Le chapey ចាប៉ី, a la forme d’une guitare à quatre cordes, à caisse ronde en bois avec un long manche à bout courbé en arrière. On appuie la caisse contre la poitrine pour en jouer. 

4° Le takhe តាខេ, autre guitare à quatre cordes, dont une en laiton et les autres en fils de soie. Cet instrument a une caisse ovale montée sur quatre pieds que l’on appuie sur le sol lorsqu’on veut en jouer. Les dames ont une préférence pour le takhe et elles en tirent des sons très agréables à entendre en agitant les cordes à l’aide de grands ongles naturels ou postiches. 

5° Le tro ទ្រ est un violon à trois cordes dont on appuie la caisse à terre ; on le maintient vertical et on racle avec un archet à cordes en crin de cheval.

6° Le khloy ខ្លុយ, espèce de flûte à sept trous en bambou et dont l’embouchure est semblable à celle des clarinettes.

7° Le chhung chhap, est un petit instrument de percussion composé de deux moitiés d’une sphère creuse en bronze, dont on se sert exactement comme des cymbales.

8° Le thong ថូន, est un long tambourin fermé seulement d’un côté par une peau sur laquelle on frappe.

9° Le ronmonéa រមនា, autre tambour plus large que haut et à une seule peau. 

10° Le crap fuong (กรับพวง en thaï ; krap ក្រាប់ en khmer) sortes de morceaux de bois concaves faisant l'office de castagnettes. 

Les instruments de musique constituant un orchestre d’hommes sont :

1° Le péat cong ; 2° le ronéat ; 3° le khloy et 4° le chung chhap déjà décrits.

5° Le tro chen ទ្រចិន (le tro chinois), instrument à très peu près semblable à celui des Khmers, mais seulement à deux cordes. On en joue en posant également l’extrémité inférieure de la caisse à terre.

6° Le cong គង, énorme gong d’une sonorité étourdissante. 

7° Le sralay ស្រឡៃ, sorte de flûte dont on joue en aspirant. C’est, paraît-il, l’instrument le plus difficile à apprendre et surtout le plus fatigant. A la longue, l’usage de cet instrument provoque des maladies d’yeux.

8° Enfin, cinq tambours gros ou petits complètent cet orchestre.

 

L’orchestre des hommes est infiniment plus éclatant, plus bruyant que celui des dames. Les musiciens jouent en mesure, mais avec un entrain, une volubilité bien en désaccord avec le flegme ordinaire des Cambodgiens. Les mêmes phrases sont souvent répétées, surtout celles qui produisent le plus d’impression sur les auditeurs. Les dames tirent de leurs instruments des sons doux, des mélodies nettes et charmantes. Il est à remarquer que ces instruments, malgré leur grande variété de formes et dimensions, sont toujours parfaitement accordés entre eux. 

Dans les grands orchestres du palais, les jours de fêtes surtout, certains instruments sont doublés et même triplés de manière à produire plus d’effet et aussi, sans doute, afin de permettre aux instrumentistes de s’absenter à tour de rôle sans inconvénient, car les représentations théâtrales durent alors des journées et des nuits entières.

 

L’orchestre spécialement employé pour apaiser ou effrayer le diable, et que l’on appelle pour cette raison Phléng arac (la musique du diable) se compose des instruments suivants : 

1° Le tro et 2° le chapey déjà décrits ; 

3° Le pey a ប៉ីអ, sorte de flûte ; 

4° Le prey poc, un fifre ;

5° Deux tambours dont la caisse est un cylindre creux en terre cuite fermé aux deux extrémités par des peaux de serpent.

Cette musique est bruyante et intentionnellement désagréable ; elle sert d’accompagnement à des paroles composées pour la circonstance et chantées à deux. Mais les Khmers se passionnent surtout pour les cantates à deux voix chantées par un homme et une femme avec accompagnement de trois instruments, le chapey, le pey a et le sedieu (ខ្សែដៀវ), qui est une sorte de violon à une corde dont la caisse est simplement formée d’une demi-courge sèche, que l’on applique à plat sur la poitrine lorsqu’on joue de l’instrument.

Le sedieu est certainement très ancien, car sur les bas-reliefs des plus vieux monuments, on peut voir les musiciens célestes jouer de cet instrument, notamment sur le tympan du portique oriental du temple de Phnom-chiso

Des troupes de musiciens, de chanteurs et de chanteuses, vont, lorsqu’on les demande, donner des représentations dans les maisons particulières ; on les paie à raison de dix francs par tête et par séance, ce qui est considérable pour le pays, mais nous devons ajouter qu’on les garde toute la nuit et qu’on ne leur laisse guère de repos.”

Analyse du texte

Ce texte nous apporte de précieuses informations sur la pratique musicale dans la seconde moitié du XIXe s.

  • L'orchestre de femmes est le mahori មហោរី et celui des hommes le pin peat ពិណពាទ្យ. Les photographies d'Émile Gsell, que Jean Moura a bien connu, corroborent, à quelques détails près, la description.
  • Jean Moura note déjà, dans le troisième quart du XIXe siècle, que les Khmers “ne composent plus et ils se contentent de jouer de mémoire d'anciens airs”. Une situation qui demeure inchangée. 
  • Le chapey mentionné ici est celui de la cour avec ses quatre cordes accordées deux à deux. Celui du peuple ne possède que deux cordes ainsi que mentionné par Jules Brossard de Corbigny dans son“Voyage d'exploration en Indochine”.
  • Le terme péat cong est aujourd'hui remplacé par kong vong dans l'ensemble pin peat, mais il a été conservé pour le carillon de neuf gongs de l'ensemble funéraire dénommé kantoam ming ou kong skor. Nous émettons un doute quant au nombre de 21 gongs car les  photographies d'Émile Gsell en montrent seulement 18. Peut-être l'auteur a-t-il confondu avec le nombre de lames du roneat ek.
  • Le chhung chhap est désormais appelé chhing.
  • Les jeunes filles apprennent presque toutes à jouer d’un instrument.” Cette pratique de la musique instrumentale par les filles est aujourd'hui plutôt l'exception. Nous ignorons toutefois dans quelle mesure cette assertion est valable pour les couches sociales paysannes.
  • L'actuelle vièle tricorde tro khmer était simplement dénommée tro, tandis que la vièle bicorde était appelée tro chen, littéralement vièle chinoise.
  • Le sralay, sorte de flûte dont on joue en aspirant.” On a probablement expliqué à Jean Moura la technique du souffle continue et il conclut que l'on joue l'instrument (hautbois et non flûte) en aspirant ! 
  • A la longue, l’usage de cet instrument (sralay) provoque des maladies d’yeux.” Une telle croyance existe aujourd'hui encore pour le chapei, ce qui constitue un handicap pour la promotion de l'instrument auprès de la jeunesse. Nombre de joueurs de chapei étaient/sont aveugles car ils ont trouvé dans la pratique musicale, un sens à leur vie et un moyen de subsistance. Il en était peut-être de même pour les joueurs de sralai d'autrefois.
  • Deux tambours dont la caisse est un cylindre creux en terre cuite fermé aux deux extrémités par des peaux de serpent.” Il est ici question de technologie à propos du tambour cylindrique en terre (équivalent du skor sang na contemporain). C'est la première occurrence qui décrit ce type de tambour aujourd'hui fabriqué en bois. On connaissait le tambour en gobelet skor daey en terre cuite mais pas celui-ci, dont le nom n'est pas mentionné par Jean Moura. Nous demeurons donc circonspects… 
  • Le pey a joué dans la musique arak est en fait un hautbois à anche large.
  •  Le crap fuong proprement dit est un instrument uniquement joué en Thaïlande de nos jours. L'instrument actuel ne correspond pas à la description organologique de Moura. L'instrument khmer contemporain correspondant à sa description est le krap ក្រាប់ auquel s'ajoute un autre terme qui désigne divers instruments en bois ou en bambou.