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Quand la harpe khmère renaît dans le jeu vidéo

Parmi les milliers de joueurs du jeu vidéo HUMANKIND™ , rares sont ceux qui savent que certaines pièces musicales de la bande-son ont été jouées sur un instrument disparu depuis des siècles : la  harpe arquée khmère. Cet instrument, dont on ne connaissait plus que les représentations sur les bas-reliefs d’Angkor, a retrouvé voix grâce au travail de l’ethno-archéomusicologue Patrick Kersalé. Son aventure est exemplaire d’un dialogue entre la recherche scientifique, la reconstitution instrumentale et la création artistique contemporaine.


Une harpe sculptée dans la mémoire

La harpe arquée khmère apparaît sur quelques temples khmers, du VIIᵉ au début du XIIIᵉ siècle, mais aucune trace sonore ne nous est parvenue : pas un instrument conservé, aucune tradition musicale transmise, seulement son nom évoqué dans l'épigraphie angkorienne et quelques peintures murales de harpes “bouddhisées” dans de rares temples bouddhistes.

Seuls les bas-reliefs demeuraient donc, témoins silencieux d’un art disparu. En scrutant minutieusement ces sculptures, Patrick Kersalé a entrepris de redonner vie à la harpe arquée khmère, en conjuguant les apports de l’archéologie, de l’ethnomusicologie et de l’expérimentation musicale pour en restituer la forme et le timbre.



Redonner corps à une forme disparue

Pour recréer la harpe arquée, Patrick Kersalé a d’abord analysé en détail les reliefs d’Angkor Vat, du Bayon, de Banteay Chhmar et d’autres sites mineurs, afin d’en déduire les proportions, la position des cordes et la posture des musiciennes. Il a ensuite comparé ces données avec des instruments encore vivants dans la région, notamment la harpe birmane saung gauk, cousine organologique de la harpe khmère ancienne.

La reconstruction n’a pas été qu’un travail théorique. Avec des artisans cambodgiens, il a conçu un instrument entièrement fonctionnel, fidèle à la forme arquée visible sur les bas-reliefs, mais adapté à un usage musical moderne.
Le projet Sounds of Angkor présente aujourd’hui ces instruments jouables, fruits de plusieurs années de recherches et d’expérimentations.


De la pierre au numérique : une harpe dans HUMANKIND™

L’histoire a pris un tournant inattendu lorsque les producteurs du jeu vidéo HUMANKIND™ ont intégré la harpe arquée de Patrick Kersalé dans la bande originale du jeu. Plusieurs morceaux, intitulés « Khmer Harp (feat. Patrick Kersalé) », ont été enregistrés spécialement pour le projet.

Grâce à eux, des millions de joueurs à travers le monde ont entendu le son d’un instrument qui n’avait plus résonné depuis peut-être huit siècles.

Ce dialogue entre patrimoine et création numérique illustre à merveille la démarche de Kersalé : replacer les instruments anciens dans un contexte vivant, non pas comme des objets figés, mais comme des acteurs de la culture contemporaine.


Un patrimoine sonore retrouvé

La renaissance de la harpe arquée khmère n’est pas un simple geste archéologique. Elle représente la revitalisation d’un patrimoine immatériel.

En recréant cet instrument, Patrick Kersalé redonne sens à une mémoire sonore, à un savoir-faire perdu et à une sensibilité musicale propre à la civilisation khmère ancienne.

L’instrument reconstruit n’est pas un artefact de musée : c’est une harpe qui vit, qui vibre et qui chante à nouveau.

Elle est aujourd’hui jouée dans des concerts, des enregistrements et des projets pédagogiques, et fait partie intégrante de la démarche de transmission culturelle menée par Sounds of Angkor.


Entre rigueur et sensibilité

Reconstituer un instrument disparu exige de la prudence : aucune source écrite ne décrit avec précision l’accordage, le nombre de cordes ou le répertoire des harpistes d’Angkor.
Chaque choix de construction et d’interprétation repose sur un équilibre entre indices archéologiques, comparaisons ethnographiques et expérimentation musicale.

Cette approche, aujourd’hui reconnue dans le domaine de l’archéomusicologie asiatique, démontre qu’il est possible de concilier rigueur scientifique et intuition artistique pour redonner vie à des sons que l’on croyait perdus.


Quand le jeu vidéo devient conservatoire du patrimoine

L’intégration de la harpe khmère recréée par Kersalé dans la bande-son de Humankind est une décision artistique et éthique. Les développeurs ne se sont pas contentés d’une imitation synthétique ; ils ont choisi d’utiliser le son authentique de l’instrument ressuscité. Patrick Kersalé lui-même a interprété les pièces musicales, insufflant une âme à cet artefact historique.

Cette collaboration est un exemple remarquable de la façon dont le média vidéoludique peut participer à la sauvegarde et à la diffusion du patrimoine culturel immatériel. Elle permet à des millions de joueurs à travers le monde d’entendre, peut-être sans le savoir, la sonorité perdue d’un empire disparu.


Écoutez la harpe khmère de HUMANKIND™ - MUSIC OF THE AGES - Vol. I à IV

Toutes ces musiques ont été enregistrées par Arnaud Roy, alias Flybyno, un compositeur, orchestrateur et sound designer français. Formé à la musique classique et à la composition pour l’image, il s’est spécialisé dans la création de bandes originales pour le jeu vidéo, le cinéma et l’audiovisuel.

Pour le jeu HUMANKIND™ (Amplitude Studios, SEGA, 2021), il a composé, produit et enregistré une bande sonore monumentale : plus de 250 pièces mêlant orchestre symphonique, instruments anciens et sons traditionnels du monde entier. Sous sa direction musicale, plusieurs artistes et ethnomusicologues — dont Patrick Kersalé pour la harpe arquée khmère — ont contribué à recréer des ambiances historiques et culturelles authentiques.

Son travail sur HUMANKIND™ illustre son approche : un dialogue subtil entre musique savante, recherche sonore et immersion narrative, au service du voyage temporel et émotionnel du joueur.