Cris et clameurs


MAJ : 3 décembre 2023


Il convient de constater que les Khmers possèdent un répertoire de cris រនាស់ et de clameurs dont nous ne connaissons pas d'équivalent dans les autres pays d'Asie du Sud-Est. Il existe même des crieurs et des crieuses semi-professionnels qui mettent leur talent au service de la communauté. On entend par “clameur” un ensemble de cris émis simultanément ; elle peut exprimer une palette de sentiments allant de la joie au désespoir. Chacune se caractérise par une voyelle dominante et par son évolution scalaire : montante, descendante ou les deux successivement selon des ordres divers. Voici une liste non exhaustive des occasions recensées par Sounds of Angkor au cours desquelles les Khmers crient et clament  :

  • Coordination des tireurs à la corde
  • Coordination des rameurs lors des régates de pirogues
  • Fêtes de kathina (កឋិន)
  • Rappel les âmes - hau pralung (ហៅព្រលឹង)
  • Élévation des mâts de bambous
  • Funérailles - pithibon sap (ពិធីបុណ្យសព)

Coordination des tireurs à la corde

En 2005, les rituels et le jeu de tir à la corde du Vietnam, du Cambodge, de la République de Corée et des Philippines ont été inscrits sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l'UNESCO. Selon cette organisation, “Les rituels et jeux de tir à la corde dans les cultures rizicoles d’Asie de l’Est et du Sud-Est sont pratiqués au sein des communautés pour assurer des récoltes abondantes et la prospérité. Ils favorisent la solidarité sociale, le divertissement et marquent le commencement d’un nouveau cycle agricole. De nombreux rituels et jeux ont aussi une profonde signification religieuse. La plupart des variantes comprennent deux équipes, chacune tenant l’extrémité d’une corde en essayant de la tirer de l’autre côté. La nature intentionnellement non compétitive de l’événement supprime l’accent sur la victoire ou la défaite, affirmant que ces traditions sont exécutées pour promouvoir le bien-être des communautés, et rappelant aux membres l’importance de la coopération. De nombreux jeux de tir à la corde portent les traces des rituels agricoles, symbolisant la force des éléments naturels tels que le soleil et la pluie tout en associant aussi des éléments mythologiques ou des rites de purification. Les rituels et jeux de tir à la corde sont souvent organisés devant la maison communale ou le sanctuaire du village, précédés de rites commémoratifs en hommage aux divinités locales. Les anciens du village jouent un rôle actif dans la conduite et l’organisation des plus jeunes et dans l’exécution des rituels d’accompagnement. Les rituels et jeux de tir à la corde servent également à renforcer l’unité et la solidarité ainsi que le sentiment d’appartenance et d’identité parmi les membres de la communauté.”

Au Cambodge, cette activité rituelle est pratiquée dans l’après-midi du dernier jour de l'année dans un espace villageois ouvert ou l'enclos d'un monastère bouddhiste. Autrefois, à la fin de l’affrontement, la corde était coupée par un moine, mais aujourd’hui, en raison des coûts financiers, cette pratique est devenue obsolète. Couper la corde symbolisait la fermeture de l'année écoulée, l'ouverture de la nouvelle, ainsi qu'un renouveau temporel pour les riziculteurs.

Dans le cas de cette pratique, les Khmers crient à la fois pour coordonner leur action et faire monter l'énergie. Certains chercheurs font un lien entre le barattage de l'Océan de Lait représenté dans les temples hindous de l'époque angkorienne et ce rituel pratiqué durant le Nouvel An khmer. Il convient d'être prudent quant à ce rapprochement car de nombreux pays du monde, de culture ni hindoue ni bouddhiste, pratiquent le tir à la corde. 

Le 14 avril 2017, devant le temple d’Angkor Vat, s’est déroulé un tir à la corde hors normes. La vidéo ci-après tient compte, malgré ce que nous venons de dire et à titre anecdotique, du lien légendaire entre tir à la corde et barattage de l'Océan de Lait. 

On peut voir, par ordre de diffusion, le temple d'Angkor Vat, suivi du grand barattage de la troisième galerie orientale, puis les géants (Devas et Asuras) de la porte sud d'Angkor Thom et enfin la tour centrale du Bayon mue par ces mêmes géants, ainsi que cela a été symboliquement conçue par le roi Jayavarman VII à la fin du XIIe siècle. Cette séquence a été tournée à Angkor Vat lors du Nouvel An khmer de 2017 en présence du Premier Ministre du Cambodge, Samdech Akka Moha Sena Padei Techo Hun Sen, et de son épouse Bun Rany.



Coordination des rameurs

Chaque année, vers la fin octobre et le début novembre, au moment de la pleine lune, sont organisées à Phnom Penh et à Siem Reap des courses de pirogues réunissant des équipages venus de toutes les régions du pays. Un ravissement pour la vue et l'ouïe. On peut entendre les cris de coordination des rameurs, basés sur des onomatopées, auxquels se mêlent la clameur des spectateurs.



Cris des laboureurs

Depuis l'invention de l'araire (នង្គ័ល) puis de la charrue, l'un et l'autre tirés par des bœufs ou des buffles d'eau, les agriculteurs donnent des ordres à leurs animaux en poussant des cris propres à chacun. En 2017, Sounds of Angkor a eu la chance de suivre avec une caméra et un drone, deux agriculteurs labourant leur champ à l'aide de charrues. Au Cambodge comme ailleurs en Asie du Sud-Est, ce type de pratique recule d'année en année au profit de la mécanisation.



Fêtes de kathina

Durant les fêtes de kathina (កឋិន), des crieurs ou crieuses semi-professionnels exercent leur art au cours de la procession et de la circumambulation autour du temple bouddhique. Aujourd'hui, ils/elles recourent à des amplificateur mobiles. Il s'agit d'un mélange de cris et de clameurs à la manière d'un répons entre le/la soliste et les participants. 


Rappel des âmes

Une page spéciale a été consacrée à ce rituel sur ce site. Les cris des femmes rappelant les âmes, sont audible dans les vidéos.


Élévation des mâts de bambou

En cours de rédaction.


Funérailles

Le plus ancien témoignage de cris poussés par les habitants du Tchin-la / Chenla durant des funérailles remonte à l'an 617, selon un texte chinois traduit par Jean-Pierre Abel-Rémusat : “La treizième année Taï-nie (617), le pays de Tchin-la envoya des ambassadeurs qui payèrent le tribut. (…) Les funérailles se font de cette manière : les enfans de l’un et de l’autre sexe passent sept jours sans manger ni raser leurs cheveux, et poussent de grands cris. La parenté s’assemble avec les prêtres de Fo, les prêtresses ou les bonzes de Tao, et reconduisent le mort en chantant et en jouant des instrumens de musique. On brûle le corps sur un bûcher fait de toutes sortes de bois aromatiques, et on conserve les cendres dans une urne d’or ou d’argent. Quand l’urne est remplie, on la porte au milieu d’une grande rivière. Les pauvres se servent d’une urne de terre cuite peinte de différentes couleurs. Souvent ils ne brûlent pas le corps, mais ils le portent au milieu des montagnes, et laissent aux bêtes sauvages le soin de le dévorer.

 

Aujourd'hui, durant les funérailles, non seulement les Khmers crient, mais selon leurs moyens, ils font intervenir des artificiers traditionnels qui génèrent des cris artificiels à l'aide de bambous et de poudre noire ; ces dispositifs sont nommés “cris d'animaux”. Nous pensons toutefois qu'il s'agit plutôt d'une forme de délégation des lamentations funèbres qui persistent chez certaines populations animistes des confins forestiers du Cambodge, du Laos et du Vietnam. Nous avons consacré une page à ce sujet.