Exorcisme et musique chez les Khmers


Au Cambodge, les pratiques de guérison magique menées par des médiums-exorcistes rūp រូប sont ancrées dans la religion populaire khmère depuis des temps immémoriaux. Ces médiums sont consultés selon les habitudes des patients, leur statut social et leur implantation urbaine ou rurale, soit dès les premiers signes d’une altération de la santé, soit en dernier recours lorsque les soins modernes échouent.

Cette étude analyse un rituel filmé en 2012 dans la province de Kampot où cinq médiums-exorcistes tentent d’exorciser un esprit malin investi dans le corps d’un « patient », lui-même médium-exorciste. Les entités spirituelles khmères impliquent la participation active de la famille élargie et du voisinage. L’analyse met l’accent sur le rôle central de la musique et de la danse dans le rituel.

 

Textes, photos, vidéos © Patrick Kersalé 2012-2025, sauf mention spéciale. Dernière mise à jour : 16 septembre 2025.


SOMMAIRE


Introduction

Dans la religion populaire khmère, les maladies attribuées à des « causes surnaturelles » — selon l'acception khmère — occupent une place centrale, et les cures magiques, menées par des médiums-exorcistes (rūp រូប), constituent une réponse traditionnelle. La non-efficacité des premiers soins conventionnels — de médecine occidentale — conduit souvent à suspecter une origine surnaturelle, comme une possession par un esprit malin arak* អារក្ស. Si les maladies « naturelles » peuvent être traitées par des procédés magiques, ce n’est pas le cas pour les maladies dites « surnaturelles ». (Chouléan, 1986, p. 23).

Cette étude, accompagnée de six vidéos, documente un rituel filmé le 15 janvier 2012 dans le village de Faen Pon Luong, dans la province de Kampot. Elle compile des observations ethnographiques avec une analyse du rôle de la musique et de la danse dans le rituel, intégrant des perspectives sur l’interconnexion des entités spirituelles et les soins spirituels. L’absence de consensus rationnel sur ces phénomènes permet une pluralité terminologique, évitant une approche cartésienne restrictive.

____________

* Les arak អារក្ស (du sanskrit ā-rakṣa, « protection ») sont des entités spirituelles ambivalentes qui occupent une place importante dans le système de croyances animistes et brahmaniques traditionnelles du Cambodge. Ils sont généralement associés à des âmes errantes, des esprits non apaisés ou des entités issues de morts violentes ou prématurées (mort accidentelle, suicide, etc.). Ils peuvent aussi incarner des forces naturelles sauvages ou des génies territoriaux non domestiqués. Ils sont souvent considérés comme responsables de maladies, de malchance, ou de troubles physiques et psychiques chez les humains. Certains arak peuvent « posséder » des individus, provoquant des états de transe, des comportements étranges ou des souffrances durables. Ils exigent des offrandes (nourriture, alcool, musique) et des rites d’apaisement pour quitter ceux qu’ils hantent. Les arak sont invoqués, négociés ou chassés lors de cérémonies dirigées par des médiums-exorcistes (rūp រូប). Des offrandes spécifiques leur sont destinées (nourriture crue, riz non cuit, alcool), distinctes de celles offertes aux esprits bienveillants. La musique (phleng arak ភ្លេងអារក្ស) et les danses rituelles sont utilisées pour les attirer, les apaiser ou les expulser. Les arak se distinguent des esprits bénéfiques ou protecteurs (neak ta អ្នកតា, tevodā ទេវតា) et des ancêtres vénérés. Ils appartiennent au monde « sauvage » (prei ព្រៃ), par opposition à l’espace domestiqué et civilisé (srok ស្រុក). Ils représentent les peurs, les incertitudes et les déséquilibres (santé, social, environnemental) au sein de la communauté. Leur existence justifie le recours à des pratiques magico-religieuses conduites par des rūp.
En résumé, l’arak incarne une force spirituelle ambiguë, à la fois crainte et respectée, qui reflète la complexité des rapports entre le monde visible et invisible dans la cosmologie khmère.


Contexte du rituel

Un homme, médium-exorciste traditionnel (rūp), est atteint d’une maladie attribuée à des esprits malins. Face à sa souffrance persistante, sa famille et le conseil des anciens du hameau organisent une cérémonie pour tenter de restaurer sa santé, en invitant cinq rūp issus du cercle relationnel.

Le terme rūp signifie « monture » ou « figure, forme » en khmer, désignant des pratiquants servant de réceptacle à des entités spirituelles identifiées. Lors de la cérémonie, le rūp possédé est perçu comme l’entité elle-même par l’entourage, composé d’assistants, de la famille et du voisinage. Les rūp exercent une double fonction : exorcistes, en chassant les entités maléfiques des patients, et médiums, en transmettant les paroles des esprits.

Le patient, âgé d’une cinquantaine d’années, présente des symptômes évoquant une profonde dépression en termes occidentaux : prostration et mutisme. Ancien commerçant aisé, il transportait des volailles vers la Thaïlande par mer, une activité risquée, marquée par des pertes dues aux aléas climatiques. Selon des témoignages familiaux, il est devenu rūp après le décès d’un aîné, héritant de ses entités spirituelles. Une croyance locale attribue aux rūp une particularité anatomique : une veine passant au-dessus de la proéminence de l’ulna. Les explications de sa maladie incluent des difficultés financières, reflétées dans une berceuse traditionnelle chantée par son épouse (vidéo disponible ici) :

 

« Ô ma chère enfant ! Essaie de dormir. Ainsi, plus vite tu grandiras. Ô mon enfant, ne pleure pas. Aie pitié de moi. Ta maman travaille. Elle est si fatiguée. Depuis sa tendre enfance, jamais elle ne se repose. Je m'inquiète tout d'abord parce qu'il n'y a pas suffisamment à manger. Ô ma chère enfant ! Je m'inquiète aussi car il faut gagner de l'argent pour payer les taxes. Il y en a de plus en plus. Tout devient de plus en plus difficile. Les taxes augmentent. Je suis si endettée que je ne sais plus comment faire. »

 

Le diagnostic spirituel suggère que l’entité investissant le patient aurait dû posséder une autre médium, une erreur rituelle potentiellement à l’origine de sa maladie. Dans les traditions khmères, comme dans d’autres en Asie du Sud-Est, devenir rūp suit souvent une « maladie-épreuve », diagnostiquée par un autre rūp, qui propose au malade de servir les esprits pour guérir, assurant ainsi la continuité des lignées de médiums-exorcistes.


La magie et les entités spirituelles

La communication avec le monde des esprits est omniprésente dans les pratiques des Cambodgiens, incluant les Khmers (ethnie majoritaire) et les minorités ethniques. Ces pratiques reposent sur un fonds culturel autochtone enrichi par le bouddhisme et, dans une moindre mesure, le brahmanisme, religion du pouvoir dans l’Empire khmer jusqu’au XIVe siècle. L’univers spirituel est peuplé de fantômes, d’âmes errantes, d’ancêtres, d’entités bénéfiques ou maléfiques, d’animaux mythiques et de divinités hindou-bouddhiques.

Ces entités sont organisées hiérarchiquement, à l’image de la société humaine, avec des fonctions spécifiques. Cette structure hiérarchique varie selon les croyances (animiste, bouddhique, hindou-bouddhique ou mixte). Un « commerce » spirituel s’établit à travers des offrandes préalables (pour solliciter) et de reconnaissance (post-guérison), soulevant des questions sur la nature de ces échanges : don ou forme de négociation ?


Origine mythique des rites de possession

Un mythe khmer rapporté par Chouléan (1986, p. 47) relate l’origine des rites de possession. Des enfants gardiens de buffles, festoyant joyeusement dans la forêt, attirent des esprits de défunts qui possèdent l’un d’eux, promettant de protéger les troupeaux en échange de festins réguliers. Ces esprits commencent à rendre les villageois malades pour obtenir des offrandes, offrant des guérisons via des possessions accompagnées d’un orchestre. Ce système s’étend aux dignitaires et au roi, qui, guéri par un enfant possédé, institue le culte des arak. Les gardiens deviennent rūp, et les guéris, leurs disciples. Ce mythe illustre le lien entre musique, possession et guérison, où les esprits exigent des offrandes matérielles (nourriture, vêtements) et immatérielles (musique) pour intervenir.


Rôle de la musique dans le rituel

La musique occupe une place centrale et active dans le rituel de guérison, bien au-delà d’un simple accompagnement. Selon Rouget (1980), si elle n’induit pas directement la transe, elle en amplifie les effets et en soutient le déroulement. Son rôle est multiple et structurant.

Sur le plan magique et spirituel, elle fonctionne comme une offrande immatérielle (tanvay តន្វាយ), au même titre que les nourritures ou les objets rituels, destinée à flatter les sens des entités invisibles. Les tambours skor arak ស្គរអារក្ស, dont le rythme binaire (to-tho តូ-ថូ, tu-tam ទូ-តាំ) épouse les gestes des médiums — cris, danses, onctions — facilitent l’invocation et l’expulsion des esprits. L’accélération du rythme lors des affrontements symboliques crée une tension scénographique propice à l’identification de l’entité concernée. Ces instruments, considérés comme réceptacles d’esprits bienveillants, font l’objet d’un traitement ritualisé : fabrication soumise à des prescriptions strictes (offrandes à Preah Pisnokar ព្រះពិស្ណុការ, interdits), emplacement sur un autel dédié, et respect absolu — il est notamment interdit de s’y asseoir. La musique exprime également la tension symbolique entre forces « sauvages » (entités malveillantes) et « domestiques » (esprits protecteurs), servant de médiation entre visible et invisible, comme en témoignent les récits étiologiques khmers.

Sur le plan social, la musique assure une fonction de cohésion collective. Elle fédère la parenté et le voisinage au sein d’une thérapie communautaire, instaurant une atmosphère conviviale — conversations, repas partagés, rires — qui transforme le rituel en moment de solidarité. Le chanteur (rienn រៀន) y joue un rôle crucial : il relaie les demandes des médiums, annonce les offrandes et les chants spécifiques, et marque le début et la fin des épisodes de possession.

Enfin, la musique remplit une fonction narrative et structurante essentielle. Elle rythme l’intégralité de la cérémonie — qui s’étend sur une journée après une nuit de préparation — et assure les transitions entre ses séquences principales : invocations (tempo lent), possessions (rythme accéléré) et exorcismes (intensité maximale, cris, danses). Par ses variations rythmiques et mélodiques, elle souligne les phases ritualisées et informe l’assistance de la nature des événements en cours, guidant ainsi l’expérience collective autant qu'individuelle.


Les instruments musicaux

La musique, jouée par un orchestre traditionnel plenh arak ភ្លេងអារ៉ាក់, est un élément central du rituel chol rūp ចូលរូប ou kru chol គ្រូចូល. Composé d’un chanteur, d’un joueur de vièle bicorde tro ត្រូ et de deux joueurs de tambours en gobelet skor arak ស្គរអារ៉ាក់, l’orchestre est positionné près des médiums et du patient, sous une tente près de la maison familiale. Non amplifiée, contrairement aux cérémonies profanes, la musique crée un espace intime favorisant l’interaction avec les participants (famille, voisins, assistants).

 

L'orchestre est composé d'instruments aux fonctions précises :

  • La voix chrieng ច្រៀង : le chanteur ne chante pas des chansons profanes, il entonne des louanges aux entités ou improvise des invocations sne ស្នេ, souvent dans la “langue des esprits” bhasa khmoc ភាសាខ្មោច. Ces paroles sont des prières directes, énumérant notamment le noms des divinités, décrivant le chemin à emprunter pour venir parmi les Hommes, et listant les offrandes qui leur sont offertes.
  • La vièle tro : sa sonorité est considérée comme particulièrement envoûtante et mélodieuse. Un passage de texte de Ang Choulean mentionne même un maître musicien Ang Meang អង់មាន់ dont le jeu à la vièle était si puissant qu'il pouvait forcer les esprits les plus récalcitrants à se manifester. Elle sert littéralement à “charmer” l'esprit, à l'attirer par la beauté de la mélodie.
  • Les tambours skor arak : par leur rythme et leur tempo adaptatif, ils agissent comme un pouls, un battement de cœur qui cadence le rituel. Ils sont souvent le premier son émis pour appeler les entités spirituelles et peuvent intensifier ou ralentir pour induire ou apaiser l'état modifié de conscience du médium-exorciste.

Contenu des formules chantées

Les formules chantées appelées sne ស្នេ occupent une place cruciale dans le rituel. Le terme sne (ou sneh ស្នេះ) signifie à la fois « charme », « enchantement » et « amour », ce qui reflète bien leur fonction multiple. Ces chants ne sont pas de simples mélodies mais de véritables outils magiques actifs. Leur but premier est d’attirer l’esprit, comme un aimant qui tire une force invisible vers le médium. Le texte précise ainsi que le musicien « lance un charme aux esprits » (tak' sne(h) khmoc តាក់ស្នេះខ្មោច). Les paroles des invocations guident également l’esprit, lui indiquant le chemin et lui promettant un accueil digne de son statut, comme dans cette formule : « J’allume la bougie qui est dans le tok តុក. Alors venez sans tarder, ô Maître ! ». La pratique du sne est cependant marquée par une forte ambivalence morale. Elle peut servir à attirer la bienveillance d’un esprit guérisseur et contribuer ainsi au rétablissement du malade, mais elle peut aussi être détournée à des fins néfastes, par exemple pour rendre une personne follement amoureuse contre son gré. Cette ambiguïté rejaillit sur le musicien et le ritualiste, qui manipulent une puissance dont l’usage oscille entre guérison et envoûtement.


Musicothérapie et mobilisation des forces de guérison

La musique joue un rôle musicothérapeutique spécifique dans le contexte animiste khmer. Plutôt que de parler d’effet placebo, l’étude préfère le terme « mobilisation des forces de guérison du patient », qui reflète les processus psychologiques et sociaux à l’œuvre. Comme le note le sophiste grec Gorgias, la parole (et par extension la musique) peut surpasser les soins médicaux traditionnels. Les études occidentales sur l’effet placebo confirment qu’un rituel, par sa charge émotionnelle et collective, modifie l’état de santé physique ou mentale, apaisant les symptômes via la présence des praticiens et le cérémonial.

Dans ce rituel, la musique, combinée à la présence des médiums, assistants, famille et voisins, renforce la croyance du patient en la guérison. Les rythmes accélérés lors des exorcismes et les chants de louange créent une catharsis collective, réduisant potentiellement l’anxiété ou la dépression. Cette mobilisation des forces intérieures s’inscrit dans une vision holistique, intégrant corps, esprit, principes vitaux pralung ប្រលង្គ et communauté.


Rôle de la danse

Comme la musique, la danse n'est pas un simple divertissement mais un élément essentiel pour interagir avec les esprits, faciliter la possession et restaurer l'équilibre cosmique et social. Elle est indissociable de la musique  de l'orchestre phleng arak, qui accompagne et amplifie ses effets, créant une synergie entre corps, esprit et communauté. 

La danse émerge lors de la possession des rūp qui servent de "monture" aux entités spirituelles. Lorsque l'esprit descend et prend possession du corps du médium-exorciste, celui-ci se met souvent à danser. Cette danse symbolise la manifestation physique de l'arak ; c'est le moment où l'entité spirituelle "s'amuse" (len sappay លេងសប្បាយ), exprime ses exigences, réclame des offrandes ou encore fait des révélations sur la cause d'une maladie. La danse aide à diagnostiquer les troubles “surnaturels”, tels que des possessions causant des maladies psychosomatiques, et facilite l'expulsion de l'esprit maléfique par des gestes rituels (cris, onctions, manipulations de la badine). Elle crée une "tension scénographique" qui engage la communauté, transformant le rituel en une thérapie collective où famille et voisins participent activement.

La musique structure le rituel en marquant les phases : rythmes lents pour les invocations initiales, accélérés pour induire la transe et les danses. Les tambours suivent la gestuelle du médium, ponctuant les mouvements pour attirer, apaiser ou chasser l'arak. Dans les mythes d'origine des possessions, comme celui rapporté par Ang Chouléan (1986), les entités spirituelles demandent explicitement un orchestre et des danses pour guérir, liant la danse à l'échange avec le “surnaturel”.

Sur le plan symbolique, la danse représente l'interconnexion entre le monde visible (humains, société domestiquée srok ស្រុក) et invisible (esprits sauvages prei ព្រៃ). Elle incarne les peurs et déséquilibres communautaires – maladie, malchance, offenses aux ancêtres – et sert de catharsis pour rétablir l'harmonie. Contrairement aux danses classiques khmères, destinées aux cérémonies royales et divinités bienveillantes, qui nécessite des années d'apprentissage, la danse des rituels arak est spontanée car dictée par l'esprit qui possède le médium-exorciste. Elle renforce la cohésion sociale, validant culturellement la guérison et prévenant les troubles futurs par des offrandes rituelles.

En résumé, la danse est ici un outil magique et thérapeutique : elle manifeste l'esprit, facilite la communication et la négociation, et contribue à la guérison psycho-spirituelle en mobilisant les forces collectives. Persistant en milieu rural malgré la modernisation, elle reflète la complexité de la cosmologie khmère, où le corps dansant devient un pont entre le profane et le sacré.


Interconnexion des entités et soins spirituels

Dans le rituel khmer, la musique agit comme un catalyseur, facilitant le rééquilibrage des « principes vitaux » (pralung ប្រលង្គ). L’orchestre, en flattant les esprits, permet d’apaiser ou de chasser les entités maléfiques, restaurant l’harmonie. Cette dimension énergétique, bien que non expliquée rationnellement, est perçue comme efficace par les participants, comme en témoignent certaines études sur la prière et la rémission des maladies 


Choix du guérisseur traditionnel

Guillou (2001) souligne que les paysans privilégient les soins traditionnels, dont ils maîtrisent les coûts, contrairement aux dépenses hospitalières imprévisibles. Le corps médical moderne intimide, et les frais annexes (déplacements, subsistance) dissuadent, même avec une prise en charge par des ONG. Les thérapies traditionnelles incluent des remèdes phyto-thérapeutiques, chimiques (médicaments à l’unité) ou magiques, comme le rituel chol rūp.


Rôle des femmes dans les rituels

La fonction de rūp est majoritairement assumée par des femmes. Comme l’a montré Ang Choulean, cette prépondérance ne relève pas d’une exclusion des hommes mais d’une configuration symbolique qui associe le féminin aux domaines de la fertilité, du soin et de la continuité des lignées. Les femmes, gardiennes du foyer et de la mémoire domestique, sont socialement placées au carrefour du visible et de l’invisible ; leur disponibilité, perçue comme plus grande, les rend particulièrement aptes à recevoir les entités sollicitées.

La présence masculine, bien que minoritaire, demeure toutefois reconnue. Certains hommes deviennent rūp lorsque leurs dispositions personnelles – sensibilité, connaissance des codes rituels, capacité à soutenir l’état de transe – répondent aux exigences du rôle, ou lorsqu’un esprit les « choisit » explicitement. Cette participation rappelle que la médiumnité ne se définit pas par un critère biologique strict, mais par l’aptitude à instaurer un dialogue efficace entre humains et puissances surnaturelles.

L’importance numérique des femmes comme rūp doit ainsi être comprise moins comme une règle normative que comme l’expression d’une logique pragmatique : ce qui prévaut n’est pas l’identité sexuelle du médium, mais sa compétence rituelle et la qualité de la relation qu’il établit avec les esprits.

 


Évolution post-rituel du patient

Le patient est décédé en 2015 sans amélioration notable, ne s’alimentant plus. Comme en médecine conventionnelle, les rituels magiques acceptent l’échec, lié à la volonté du patient ou aux limites des pratiques.


Contexte socio-économique et pérennité des rituels

En 2025, la société rurale cambodgienne représente environ 74 % de la population, et le Cambodge se classe au 95e rang mondial pour son PIB nominal (IMF, 2025). La faible redistribution de la richesse et l’absence d’une classe moyenne maintiennent une vie en quasi-autarcie, avec des technologies proches de celles des bas-reliefs angkoriens du XIIe siècle. Bien que le Cambodge soit officiellement bouddhiste Theravadin, les pratiques animistes demeurent vivaces. Ces croyances, ancrées dans une logique « néolithique » au service de la riziculture artisanale, priment sur une rationalité occidentale. Les rituels perdurent en raison de la rareté des soins modernes, des coûts prohibitifs et de la prégnance des croyances, mais leur disparition pourrait accompagner l’exode rural, l’avancée technologique et le développement économique.


Conclusion

La société khmère opère dans deux dimensions : humaine et spirituelle. Les entités spirituelles, conçues à l’image des aspirations humaines, nécessitent des offrandes matérielles (nourriture, vêtements) et immatérielles (musique) pour agir bénéfiquement ou apaiser leurs nuisances. Les possessions bienfaisantes permettent la communication via les rūp, tandis que les possessions néfastes requièrent des exorcismes. Les troubles, d’origine sociétale, impliquent les communautés humaine et spirituelle. Les rūp, souvent d’anciens malades ayant surmonté une « maladie-épreuve », sont des intercesseurs essentiels. La musique, au cœur du rituel, joue un rôle musicothérapeutique en mobilisant les forces de guérison du patient, fédérant la communauté et structurant l’interaction avec les esprits. Ce rituel illustre une approche holistique de la guérison, complémentaire à la médecine moderne, dans une société où croyances et pratiques traditionnelles restent vivaces.


Vidéos

Les enregistrements vidéo ci-dessous, réalisés à des fins de documentation et de recherche ethnographiques, sont mis à la disposition de la communauté scientifique pour des études ultérieures. Le rituel a été capté dans sa quasi-intégralité au moyen de deux caméras haute définition, garantissant une qualité visuelle et sonore optimale pour l'analyse détaillée des séquences. Compte tenu de la durée du tournage conservé (2 heures, 53 minutes et 50 secondes), celui-ci a été segmenté en six parties distinctes afin d'en faciliter l’étude systématique :

 

1. Préparation des offrandes (tournage partiel) ;

2 à 6. Interventions individuelles de chaque médium-exorciste rūp ;

7. Cérémonie conclusive.

 

Cette division respecte la structure narrative et ritualistique du chol rūp ចូលរូប, tout en permettant une approche analytique modulaire des différentes phases de la performance cérémonielle. 

 

Note importante : Bien qu'une profonde bienveillance et une forte intention de guérison se dégagent de l'ensemble de ce rituel, il est important de préciser que certaines scènes, par leur intensité ou leur nature, peuvent surprendre ou heurter les sensibilités, notamment les personnes non familiarisées avec ces pratiques spirituelles.

___________

 

Nos remerciements vont à la famille du patient M. Vou, son fils Vou Thip alias Chico, sa famille, les médiums-exorcistes, les musiciens et l'ensemble des personnes présentes lors du rituel.

 

Préparation des offrandes

La préparation des offrandes est un long processus qui, dans le cadre de notre tournage, a commencé la veille au soir (pas de vidéo car nous n'avions pas de lumière) pour se poursuivre tard dans la matinée. Chaque rūp prépare ses offrandes avec l'aide de la communauté. Pour les détails et dénomination de chaque type d'offrande, voir Ang Chouléan 1986. 


Intervention rūp 1

Un premier rūp ouvre la cérémonie en récitant des prières devant le patient couché sur une natte. Il est entouré d’assistant.e.s. 


Intervention rūp 2

Le premier rūp est un homme lié par parenté au patient. Lors de cette première possession, l’entité se bat à coups de poing contre les esprits néfastes. Il fait des passes sur le corps du patient avec son doigt enduit d’huile de coco. Une assistante, elle-même médium, interroge alors l’esprit qui chevauche l’exorciste. Le rūp ne répond que par des mimiques. Il retire son turban, dit quelques mots au chanteur, qui reprend son chant, puis s’incline trois fois.  Il formule une demande que l’assistante transmet à des femmes postées près de la maison.


 

La seconde possession est tout aussi brève. Le médium menace l’invisible avec une badine, replace son turban, combat violemment et crie. L’assistante parle, beaucoup.

La troisième possession est plus longue. L’assistante apporte un bol avec deux œufs, puis un poulet cuit, planté d’un bâton d’encens, déposé aux côtés d’un récipient carré en tronc de bananier rempli de viande, de légumes et de riz. Un verre de thé complète l’offrande, le tout posé sur un plateau tressé.

Le médium prend alors du riz cru et éclaté qu’il passe sur le corps du malade avant de le jeter dans le plateau. De l’eau est versée. L’idée semble être d’attirer les esprits avec la nourriture pour mieux les chasser. Il porte un œuf à sa bouche, murmure quelque chose, le passe sur le patient et le jette à son tour. Il fait de même avec le second œuf, piqué d’encens.

Le chanteur intervient, et le plateau est emporté en hâte, loin de la maison, vers une croisée de chemins. Possédé, le rūp poursuit le porteur en brandissant sa badine pour menacer les esprits.

De retour, le médium pose un tissu rouge sur sa tête, laisse pendre deux pans et dit une prière au-dessus du bol de riz cru. Il échange avec l’assistante, répète le rite… Des régimes de bananes sont passés sur le corps du malade puis remis en place. Une banane isolée est, elle, jetée. C’est la fin.

Le chanteur semble marquer le début et la fin de chaque transe. Le médium récupère le riz non utilisé, range ses affaires, démonte une offrande complexe en gardant les feuilles de bétel et les tranches de noix d’arec. Puis il quitte le lieu de la cérémonie.

Intervention rūp 3

Le rūp est une femme (nous la dénommerons "la" rūp). Elle allume des bâtons d’encens qu’elle répartit parmi les offrandes disposées devant elle. Elle salue, les mains posées sur le coussin rouge, puis saisit du riz éclaté dans sa main droite. Elle le porte devant sa bouche et semble murmurer une prière. Assis près d’elle, le patient pleure en fumant.


 

Le chanteur observe la rūp, qui se met à trembler : l’esprit descend. Deux assistantes s’approchent. L’une lui parle. L’écharpe en bandoulière, elle prend des encens et purifie son autel. Elle oint les parties visibles du corps du malade. La musique ralentit.

La seconde possession se fait attendre, puis la médium crie, secouée de tremblements. Le rythme s’accélère. Elle attrape une bouteille de liquide clair – sans doute de l’alcool de riz – et en avale quelques gouttes. Elle se tourne vers le patient. Les assistantes parlent ; la médium impose silence à l’orchestre. Le chanteur entonne un chant, puis dialogue avec la rūp. Du riz éclaté est jeté vers les offrandes.

La troisième possession est paisible. La rūp se noue le bandeau rouge autour de la tête. Elle oint de nouveau le corps. L’assistante questionne. La rūp répond par des gestes, des paroles, de petits cris. On répète le rituel décrit dans la précédente intervention : le poulet dans le plateau, le thé, l’œuf. Elle pose l’œuf sur les orteils du patient, le gobe d’un coup, souffle sur le malade et jette l’œuf dans le plateau. Un assistant verse du thé dans le plateau. La rūp frappe le sol, et le plateau est emporté au loin.

La rūp et le chanteur échangent encore. Assise, la rūp frappe dans ses mains, puis esquisse une danse avec ses doigts. Elle parfume le patient avec un vaporisateur. La possession prend fin.

Elle se voile, prend son bol de riz cru et le fait tourner sur le coussin. Elle choisit une fleur de frangipanier parmi les offrandes, y ajoute une feuille de bétel enroulée qu’elle glisse dans le bol, place la fleur sur son oreille droite, fait de nouveau vibrer le bol par saccades, frappe dans ses mains. Elle se tourne vers les musiciens : la musique s’arrête net.

Intervention rūp 4

La rūp est une femme âgée. Elle nettoie son espace, prend sa badine et la oint ainsi que ses cheveux. Elle dépose la badine parmi les offrandes qu'elle oint à leur tour. Elle tient deux feuilles de bétel non roulées pour appeler l’esprit, qui arrive soudainement, annoncé par un cri. La musique accélère.


La rūp danse, d’abord assise, puis à genoux, purifiant les offrandes avec de l’encens. Elle tremble, ajuste son turban. Après avoir murmuré une parole, elle jette du riz éclaté vers les offrandes. Le chanteur demande alors une offrande de poulet. Elle se déplace assise en glissant sur la natte, crie, interrogée par deux assistantes. Elle répond par des mimiques, des hochements de tête, des cris, des paroles et divers gestes ; l’esprit semble prodigue en informations. Le fils du patient s’approche. Une autre assistante (elle-même cinquième rūp) s’avance à son tour pour questionner. Ils sont maintenant cinq autour d’elle. Le fils joint les mains et parle. Bientôt, douze personnes écoutent. La rūp émet de nombreux cris aigus.

Elle s’approche du plateau d’offrandes, pétrit une boule de riz cuit, semble vouloir sculpter quelque chose, mais le riz est trop sec ; elle la pose dans le plateau. Elle revient vers le patient, prend de l’huile, en enduit la base d’un bâton d’encens, puis en applique sur le corps du patient en murmurant des paroles. Elle demande d’autre riz cuit, qui tarde à arriver. Une femme apporte enfin le riz. La rūp sculpte grossièrement la forme d’un homme (tronc, cuisses, sexe, cou, poitrine). Les assistantes rient. La rūp porte la figurine à ses lèvres, l’embrasse, crie ; l’objet commence à se défaire. Elle le passe sur le corps du patient puis le dépose sur une feuille de papier blanc dans le plateau. Elle effectue encore deux passes sur le corps avec du riz éclaté et de l’huile.

Elle se tourne vers les musiciens pour qu’ils accélèrent, attrape sa badine qu’elle oint entièrement, échange avec le musicien, passe du riz éclaté sur la badine, danse debout en la brandissant, crie. Le plateau est emmené au loin ; elle le poursuit avec sa badine, continue ses moulinets, revient. La musique s’arrête, puis reprend calmement. Elle nettoie sommairement son espace, enlève son turban, fait relever le patient.

La rūp remet son turban, appelle un nouvel esprit avec deux feuilles de bétel, se met à genoux et danse. Elle prend une bouteille d’alcool de riz et une offrande (une section de tronc de bananier plantée de cinq piments rouges), danse à genoux puis debout, passe l’offrande sur le corps du malade. Elle porte tous les piments à sa bouche (on ne voit pas). Elle s’avance vers les musiciens et les force à boire, sinon les asperge. Elle semble ivre elle-même. Elle recrache les piments, se rince la bouche, mange du riz pour apaiser la brûlure.

Elle s’assied, le chanteur l’interroge, obtient une réponse et la transmet au joueur de vièle qui entonne aussitôt le morceau attendu. On lui donne une cuillerée de riz. Elle boit de l’eau de coco. Elle se voile, prend deux feuilles de bétel, une bougie que le chanteur allume, appelle un nouvel esprit, oint le visage du patient à la demande de l’assistante, jette du riz éclaté vers les offrandes. Elle fait signe au caméraman de ne pas se tenir face à elle. Elle reprend son bâton, l’oint, le repose. Elle tremble. Le chanteur s’évertue à rallumer les bougies. La cinquième rūp allume un paquet de bâtons d’encens. La rūp boit à nouveau de l’eau de coco, se tourne vers le patient et la crache sur lui. Recueillement au-dessus du bol de riz cru. L’assistante lui parle du régime de bananes. La rūp le prend, y plonge le visage à deux reprises, détache une banane, la passe sur le corps du patient puis la jette, replonge discrètement son visage vers le régime, puis vers le bol. Fin de son rituel.

 

Intermède. L’assistante tente de communiquer avec le patient, mais sans réponse. Le patient prend les deux feuilles de bétel, pleure ; son fils, profondément triste, est derrière lui pour le soutenir. Le patient est assis devant le coussin rouge, les feuilles de bétel en main. De l’autre côté du coussin, un bol de riz cru avec deux bougies allumées et des billets cambodgiens. L’assistante reste joyeuse, le fils est triste, le patient dépressif.

 

Patient-médium. La future cinquième rūp fume. Elle allume une nouvelle cigarette avec la sienne et la pose dans le bol de riz cru. Le patient étant lui-même rūp, l’assistance s’attend-elle à ce qu’il passe à l’action devant son coussin tandis que la musique joue ? L’assistante oint le patient. Deux assistantes posent le bol sur le coussin. Le patient reste inerte. Invitation à célébrer. Le patient toujours inerte. L’assistante joyeuse frappe dans ses mains et éteint les bougies. La musique s’arrête.

Intervention rūp 5

La rūp consulte la liste des chants de possession et donne ses instructions. Elle se tourne vers l’autel et salue trois fois. Le patient est allongé. L’ambiance est joyeuse du côté des assistantes, de la rūp et des musiciens, mais la tristesse persiste autour du patient et de son fils en larmes.


La rūp oint sa badine. Le chanteur note probablement la liste des chants à interpréter. Une atmosphère singulière, entre joie et affliction, à la fois mariage et funérailles. La rūp salue les offrandes devant elle, prend du riz cru, murmure des paroles intérieures et jette le riz devant elle par deux fois. Invocation silencieuse de l’esprit.

Le fils veille sur son père, le masse, mais une assistante l’en empêche avec fermeté. La possession commence : un cri, les tambours, le turban rouge. La rūp purifie les offrandes avec l’encens, tremble, encense le patient, crie dans sa direction, menace l’esprit maléfique par des gestes et des paroles. Elle saisit une poignée de riz éclaté, invite le caméraman à se déplacer, offre le riz sur sa main à plat, le fait parcourir partiellement le corps du patient avant de le jeter ; onction, souffle sur son cou.

La rūp retourne s’asseoir et retire son turban. Elle vérifie avec le chanteur la prochaine étape. Nouvelle possession, sans cri d’abord, seulement des tremblements, puis un cri. Elle gifle le patient. L’assistante et le fils sont inquiets. La rūp porte son pot d’huile de coco à sa bouche, pointe le patient de l’index gauche, purifie son visage avec l’encens, pratique des onctions en divers points.

De retour devant le coussin, elle allume deux bougies, s’enduit les cheveux. Tremblements. Onctions partielles. Salutations aux offrandes. Invocation silencieuse. Nouveaux tremblements, nouvelles onctions. Son visage frôle celui du patient. Long silence devant le coussin. Puis elle crie, frappe des mains, s’agenouille, remet son turban. Cris, gestes de victoire (pouces levés), pointe à nouveau le patient de l’index droit. Un homme à l’arrière reproduit le geste des pouces levés en parlant à l'un des tambourinaire. Une assistante interroge la rūp qui répond. Depuis le début, son visage semble marqué par une profonde affliction.

Onctions. Rallumage des bougies. Danse à genoux. Elle crie, se gratte énergiquement la tête, puis plonge son visage dans un régime de bananes, le fait glisser sur le corps du patient avant de le déposer sur son ventre. Danse et manœuvres complexes avec deux paires de bougies, répétées trois fois, puis elle se tourne vers les musiciens. Scène mystérieuse.

La rūp plante les deux bougies éteintes dans le bol de riz cru, prend le bol et en chauffe le dessous avec les deux bougies allumées. Onctions. Les bananes sont retirées du ventre du patient. Les pots d’huile de coco et de liquide jaunâtre sont refermés. Allumage de la seconde paire de bougies. Les quatre bougies sont plantées en carré dans le bol. Triple prosternation devant le bol posé sur le coussin.

Nouvelle possession. Cri, frappement de mains, turban. Danse à genoux avec le bol entre les mains. Elle le pose sur sa tête, retire les mains, se retourne, se lève, s’approche du tambourinaire, danse, s’agenouille près du patient, retire le bol de sa tête, le fait tourner devant lui, le passe sur son corps, le dépose sur son ventre. Passe du riz éclaté sur le corps du patient à deux reprises. Retire le bol.

Elle s’assied devant le coussin. Le chanteur dit quelque chose qui fait rire l’assistance joyeuse et ébauche un sourire au fils. Ambiance détendue du côté des musiciens. Nouvelle possession : tremblements, émotions mêlées. Onctions et souffles. Long moment de concentration. Nouvelle purification des offrandes et du patient avec l’encens. Onctions du ventre et des jambes. La musique s’arrête. La rūp change de position…

Cérémonie conclusive

La cérémonie conclusive a lieu dans un nouvel espace, orienté différemment et centré sur un autel distinct. Celui-ci, juché en hauteur sur quatre bambous d’angle et un double pilier central — le tout fraîchement coupé et lié —, est surmonté d’un parasol rouge et comporte deux étages. À l’étage supérieur trônent une offrande centrale, deux offrandes latérales et une bouteille d’alcool de riz. En dessous, un régime de bananes occupe le centre, flanqué de deux bay sei bey thnak et de deux tasses métalliques au contenu indéterminé.


De chaque côté de l’autel, sur une natte, sont disposés des bols de nourriture cuite, ainsi qu’un large plateau tressé en bambou regorgeant d’offrandes complexes.

La rūp a installé son coussin face à l’autel, son bol de riz cru et ses accessoires habituels devant elle. Le patient est assis à sa gauche, tourné vers l’autel ; le chanteur se tient à sa droite, et l’orchestre un peu plus loin. À genoux, la rūp  esquisse une danse mains jointes, dans l’attente de l’esprit. Elle lance par deux fois du riz cru vers l’autel. Deux assistantes apportent des vêtements pliés et des accessoires de coiffure qu’elles placent de part et d’autre d’elle. Le patient s’allonge. La rūp fait circuler du riz éclaté sur son corps avant de le jeter vers l’autel.

Deux jeunes poulets vivants sont déposés sous l’autel. La rūp semble attirer des entités avec du riz éclaté posé sur ses paumes, qu’elle projette ensuite vers l’autel. Elle oint le patient, puis sa badine, enfin ses propres cheveux. La possession advient : tremblements, pose du turban. La rūp se lève, tient sa badine à deux mains, danse, accomplit un tour antihoraire autour de l’autel, s’arrête et boit dans la tasse de droite. Second tour, même geste. De retour devant le coussin — on note la symétrie des offrandes et le nombre pair de tours —, elle renouvelle l’appel aux entités avec le riz éclaté.

Elle prend un œuf dans une assiette, l’oint, demande au chanteur d’allumer une bougie rouge, chauffe l’œuf avec la flamme qui s’éteint, pousse un cri. Son regard balaie la droite et la gauche comme si elle percevait des présences ; elle les invite avec l’œuf posé sur sa paume, suit leur déplacement des yeux, fait circuler l’œuf du visage jusqu’au nombril du patient. Cris. Elle dépose l’œuf devant les pieds du patient, parsème du riz éclaté tout autour, invite encore les entités, jette le riz, serre les deux orteils du patient qu’elle agite frénétiquement pendant dix secondes, bras rythmés par la musique.

Une offrande lui est tendue. Elle la saisit, crie, la porte à sa bouche, la fait circuler sur le corps du patient, s’arrête au niveau des orteils, reprend l’objet, jette une poignée de riz éclaté vers l’autel. Danse debout, présentation de l’offrande aux quatre directions, remise à un assistant chargé du large plateau. Même manège avec l’œuf.

Puis elle revêt deux étoffes rayées jaune et noir — l’une sur les épaules, l’autre autour de la taille, trop petite —, se coiffe devant un miroir, remplace le châle par une chemise blanche nouée autour du cou, pose le peigne, jette deux poignées de riz, reprend sa badine. Assise à droite de l’autel, la badine sur les genoux, elle est prise de tremblements. Elle se met alors à manger comme un chien dans les différents bols, se déplace, continue. L’assistant verse thé et alcool en libation près du plateau.

La rūp mange encore de la même manière du côté gauche, se tourne vers le plateau, saisit un morceau de viande cuite qu’elle dévore, mord dans une brochette de poulet cru qu’elle recrache en partie, s’approche d’un poulet cuit crucifié — que l’assistant nettoie des fourmis — et en prend la tête dans sa bouche, malgré les insectes. Elle se met à danser, épaules rythmées par la musique. L’assistante récupère le poulet.

De retour devant l’autel, la rūp écarte une assiette vide avec sa badine, retire ses attributs, désigne les offrandes avec son bâton. Une équipe d’assistants verse alors le contenu des bols dans le large plateau — non sans que la médium ne souffre des morsures de fourmis. Tous les bols sont retournés, ouverture contre la natte. Le plateau et le poulet crucifié sont emportés au loin par deux assistants, poursuivis par la rūp qui progresse à cloche-pied. Un troisième assistant emporte le bol central de l’autel, suivi par l’assistante joyeuse. Tous courent.

La rūp revient, s’assied devant l’autel, pose son bâton, lutte encore contre les fourmis. Des offrandes sont rapportées. Assise devant son coussin, elle fume tranquillement. Le chanteur semble conclure : il présente le bol rapporté à la rūp, le fait tourner au-dessus des mains du patient désormais assis en comptant jusqu'à dix-neuf (nombre de âmes dans la culture khmère) puis le pose sur ses paumes. Il chante, dépose quelque chose sur l’oreille du patient qui fond en larmes. La rūp achève la séquence en se voilant au-dessus de son bol de riz cru.


Références