Les musiciennes du roi Norodom 1er (règne 1860-1904), par Émile Gsell


MAJ : 24 avril 2021

 


Cette page est consacrée aux photographies produites par Émile Gsell dans les années 1866-71 sur le thème de la musique à la cour royale khmère. Ce sont les premières photographies au monde à représenter les instruments de musique du Cambodge. Il s'agit toujours de mises en scènes et non d'images prises sur le vif car les sujets devaient rester statiques du fait du temps d'exposition relativement long. Cette publication décrypte la partie musicale de l'œuvre photographique d'Émile Gsell. D'autres images, mêlées à celles de Gsell, sont l'œuvre d'un autre photographe, non encore officiellement identifié.

Sa Majesté Norodom 1er en tenue d'apparat khmère.
Sa Majesté Norodom 1er en tenue d'apparat khmère.

Lorsque le roi Norodom 1er (1860-1904, fils aîné du roi Ang Duong, originellement nommé Ang Voddey, puis Norodom Ier) signe le traité de Protectorat avec la France le 11 août 1863, la cour est encore installée à Oudong, à environ 45 kilomètres au nord-ouest de Phnom Penh. Elle s'installe officiellement à Phnom Penh en 1866. Il ne fait pas de doute que les liens étroits tissés entre la France et le Cambodge ont facilité d'accès au Palais et permis la réalisation de ces photographies. Rappelons que le capitaine de frégate et non moins diplomate Ernest Doudart de Lagrée contribua activement auprès du roi Norodom 1er à la signature du Protectorat et que dans le cadre de la mission d'exploration du Mékong à Angkor, il avait comme photographe Émile Gsell.

Sa Majesté Norodom en tenue Empire.
Sa Majesté Norodom en tenue Empire.

On ne sera pas étonné de trouver, parmi ces instruments, des exemplaires de technologie siamoise probablement fabriqués au Siam. Rappelons que le roi Norodom 1er a étudié à Bangkok afin de renforcer les liens entre le royaume khmer et le Siam qui exerçait à cette époque encore sa suzeraineté sur le Cambodge. Notons également qu'il trouva refuge au Siam avant d'accéder au trône. Le roi parlait khmer et thaï et ces deux langues coexistaient à la cour. Rien d'étonnant alors que tout ou partie des instruments puissent être siamois. Concernant leur dénomination khmère, nous disposons d'un témoignage important dans l'ouvrage de Jean Moura : “Le royaume du Cambodge” - 1883”. Contrairement à de nombreux autres livres publiés par des français durant le Protectorat, les appellations rapportées ici nous paraissent fiables et offrent même un éclairage intéressant sur la manière  dont certains noms ont évolué au gré de la montée nationaliste. Dans cette page, nous avons ajouté, aux noms donnés par Moura, les qualificatifs modernes concernant les roneat et supprimé les accents aigus. Contrairement aux usages établis dans ce site, nous avons conservé le “y” à chapey et le “c” à cong, dans peat cong. Notons par ailleurs que les langues khmère et thaïe étaient pratiquées à la cour.

Palais royal de Phnom Penh vers 1866-71, par Émile Gsell
Palais royal de Phnom Penh vers 1866-71, par Émile Gsell

Première Série

Émile Gsell a réalisé deux séries distinctes de photographies des musiciennes du Palais royal de Phnom Penh avec des instruments musicaux de modèles différents. Nous présentons ici la Première Série objets d'un diptyque. Le premier contient les images en format portrait, le second en paysage. Chaque image est numérotée. Cette série pourrait dater de 1866.

Le photomontage d'images verticales comporte trois musiciennes numérotées 243, 246, 247 attestées de Gsell. Les actrices, présentées sur la page Les actrices du roi Norodom 1er, sont du photographe suisse Pierre Joseph Rossier.

 

Photomontage “portrait”

thong

ronmonea

tro 


Description succincte des instruments

  • 243. thong : sa décoration est réalisée en relief. À cette époque, existe une technique consistant à créer du relief non par sculpture, mais par apport de matériaux ensuite recouverts de laque. Elle demeure au Myanmar pour la décoration des instruments musicaux.
  • 246. ronmonea : ce tambour sur cadre est indissociable du thong et de l'ensemble mahori. Ici, les deux tambours sont joués par deux musiciennes distinctes, contre un seul acteur aujourd'hui. 
  • 247. tro : cette vièle tricorde est aujourd'hui connue sous le nom tro khmer afin de la démarquer de la vièle bicorde tro. Mais au XIXe s. le tro contemporain était appelé tro chen (litt. tro chinois) rappelant clairement son origine, non démentie de nos jours par les musiciens traditionnels. Son appellation contemporaine, “tro khmer”,  est née des nationalismes montants ; elle en a fait un instrument proprement khmer alors qu'il est originaire du Moyen-Orient, apporté par les musulmans, probablement à travers la Malaisie puis le Siam. Certains musicologues cambodgiens croient même le voir parmi les bas-reliefs du Bayon et de Banteay Chhmar, en lieu et place du racle, ajoutant à la confusion. La vièle tricorde était l'instrument soliste de l'orchestre mahori de la cour d'Ayutthaya où il était dénommé saw sam sai ซอสามสาย. On remarquera que les trois chevilles sont dissemblables, preuve que l'instrument a vécu ! Signalons également le morceau de colophane attaché au pied de l'instrument, servant à enduire la mèche de l'archet.

Photomontage “paysage”

Ce second photomontage présente des images en format paysage avec six musiciennes photographiées individuellement (252, 254, 255, 257, 258, 260), un orchestre de cinq musiciennes (259) et trois actrices photographiées par un autre photographe.

Les actrices, photographiées par Pierre Joseph Rossier, sont présentées sur la page Danseuses et actrices du roi Norodom 1er.

roneat thung

roneat dek

takhe

peat cong

Orchestre

khloy

roneat ek


Description succincte des instruments

  • 252. roneat thung : ce xylophone alto joue conjointement avec le roneat ek. On aperçoit, à l'arrière-plan, la vièle tricorde tro.
  • 254. chapey : depuis son classement par l'UNESCO, ce luth est officiellement dénommé Chapei Dang Veng, littéralement “luth à manche long” afin de le démarquer d'un cousin aujourd'hui disparu et créé dans les années 1950, le chapei klei, qui possédait deux cordes et un manche court. Ce chapey possède quatre cordes de soie accordées deux à deux. Il a probablement été importé du Siam compte tenu de sa proximité de facture avec l'instrument du Musée de la Musique de Paris. Pour en savoir plus, cliquez ici.
  • 255. roneat dek : métallophone à clavier comportant 19 lames de fer. 
  • 256. peat cong : carillon à 18 gongs.
  • 257. khloy : flûte à bloc à sept trous de jeu. Le matériau n'est pas identifiable mais ce type d'instrument est généralement fabriqué dans un chaume de bambou. À droite de la musicienne, un tambour thong.
  • 258. takhe : cithare sur caisse à trois cordes. Le terme takhe est thaï.
  • 259. Orchestre mahori minimalisé comportant de gauche à droite : thong, chapeypeat cong, roneat ek.
  • 260. roneat ek : xylophone soprano. Il se distingue du roneat thung (alto), au premier coup d'œil, par les deux montants latéraux triangulaires. Il comporte ici 22 lames contre 21 actuellement.

Seconde Série

Émile Gsell a réalisé une Seconde Série d'images des musiciennes de la cour royale du Cambodge à Phnom Penh, peut-être en 1871, au moment de l'inauguration du Pais Royal. Elle est de meilleure facture que la précédente. Il y a trois types d'images que nous présentons ci-après : 

1. Les dix instruments de l'orchestre mahori regroupés dans une même image (façon nature morte)

2. L'orchestre avec les dix musiciennes 

3. Neuf musiciennes individuellement avec leur instrument en position de jeu.

Orchestre mahori

Dix musiciennes sont alignées devant l'un des bâtiments de la cour royale. Selon nos recherches, nous pensons qu'il s'agit du bâtiment situé au sud-est du fort, près de l'actuel Phnom Mondap. Le bâtiment original a été remplacé par la galerie du Reamker. Les instruments de cette image, bien que de même nature, sont différents de ceux présentés précédemment, ce qui prouve qu'il existait au moins deux ensembles physiques.

Nous donnons dans le tableau ci-dessous le nom des instruments de gauche à droite, en khmer du XIXe s. et en thaï contemporain, selon les appellations mentionnées par Jean Moura dans son ouvrage “Le royaume du Cambodge” - 1883).

Dénomination organologique Noms khmers Noms thaïs
Tambour en gobelet thong (ថូន) thon (โทน)
Xylophone (soprano) roneat ek (រនាតឯក) ranat ek (ระนาดเอก)
Cymbalettes chhung chhap  ching (ฉิ่ง)
Métallophone à lames (soprano) roneat dek (រនាតដែក) ranat ek lek (ระนาดเอกเหล็ก)
Vièle à pique tricorde tro (ទ្រ) saw sam sai (ซอสามสาย)
Carillon de gongs (soprano) peat cong (ពាទ្យហ្គុង) khong wong yai (ฆ้องวงใหญ่)
Luth à long manche chapey (ចាប៉ី) krajappi, grajabpi (กระจับปี่)
Cithare sur caisse takhe (តាខេ) chakhejakhe (จะเข้)
Flûte khloy (ខ្លុយ) khlui (ขลุ่ย)
Tambour sur cadre ronmonea (ស្គររមនា) rammana (รำมะนา)

Dix instruments de l'orchestre mahori

Cette photographie présente dix instruments de l'orchestre mentionnés ci-dessus. Elle pourrait donc, elle aussi, dater de 1871.

Les musiciennes

Nous présentons maintenant neuf musiciennes de l'orchestre ci-dessus photographiées individuellement. Chacune est en position de jeu avec le même instrument que dans l'orchestre. Ce qui différencie ces images de celles de la Première Série est l'absence du tapis et une toile de fond tendue différemment.

thong : ce tambour en forme de gobelet est d'une remarquable facture. À cette époque, les Siamois les fabriquent en céramique avec des décors colorés et dorés. Celui-ci semble toutefois être en bois eu égard au relief. Le pied est décoré de losanges. La peau est tendue par un lien végétal (ropeak រពាក់ ?) très serré.

Aujourd'hui on peut voir de tels instruments au Musée National de Bangkok et dans celui du Palais Suan Pakkad. En son centre, se trouve un cercle noir, à l'instar des tambours indiens (visible sur la photo des dix instruments).

roneat ek : ce xylophone de registre soprano est reconnaissable à ses montants latéraux triangulaires. Bien qu'élégant, il demeure relativement simple comparativement aux instruments khmers connus sous le règne du roi Sisowath Monivong. Les 21 lames semblent être en bambou (ឬស្សី). La caisse en bois rouge est agrémentée d'ivoire. 

chhung chhap : la musicienne tient une paire de cymbalettes de bronze. À sa droite, un tambour sur cadre ronmonea.

roneat dek : métallophone de simple facture à 20 lames de fer. La caisse est en bois avec quelques parements d'ivoire au sommet des quatre montants.

tro : il se dégage une certaine noblesse de cet instrument. Les trois chevilles sont identiques. La partie du manche située sous les chevilles est incrustée de nacre. Une pierre (ou verroterie ?) hémisphérique est collée près du chevalet. Il est en tout point comparable au saw sam sai du Prince Paribatra exposé dans la “Maison 1” du Musée du Palais Suan Pakkad à Bangkok. Il pourrait provenir du Siam, voire du même atelier.


peat cong : nous pensons qu'il s'agit bien d'un carillon de gong soprano (touch) et non alto (thom) à cause du diamètre de ses plus grands gongs. Il possède 18 gongs attachés avec des liens de cuir sur une cadre de rotin. On pourra comparer le diamètre général des gongs et des mamelons avec les deux instruments du Prince Paribatra exposés dans la “Maison 1” du Musée du Palais Suan Pakkad à Bangkok. 

chapey : cet instrument se différencie de celui de la Première Série par le nombre de frettes collées sur la table d'harmonie, cinq contre deux. Il possède quatre cordes de soie accordées deux à deux. La caisse de résonance est ovoïde. Les chevilles sont en ivoire. Il provient très certainement du Siam compte tenu de sa proximité de facture avec l'instrument du Musée de la Musique de Paris

takhe : cithare sur caisse à trois cordes grattées avec un plectre d'ivoire. Bien que de facture simple, sa forme est élégante. La caisse de résonance est en bois sans incrustation. Les frettes sont, elles aussi, en bois et probablement recouvertes d'une plaquette d'ivoire. Tous les autres éléments de couleur claire sont en ivoire.

khloy : flûte à bloc à sept trous de jeu. Le huitième trou, en bas, sert à accorder l'instrument, voire à le suspendre au moyen d'une ficelle. Le matériau est incertain mais il pourrait s'agir de bambou. La couleur sombre pourrait être due à l'ancienneté de l'instrument ou à un revêtement de laque.

romonea : ce tambour sur cadre est indissociable du thong et de l'ensemble mahori. Ici, les deux tambours sont joués par deux musiciennes distinctes, contre un seul musicien aujourd'hui. Au centre de la membrane se trouve un cercle de couleur sombre (laque ?). 

Cette vidéo présente les instruments de la Seconde Série avec des colorisations réalisées par Sounds of Angkor. 

Les noms des instruments mentionnés à l'écran sont ceux utilisés à la cour royale du roi Norodom 1er au XIXe s. et mentionnés par Jean Moura dans son ouvrage de 1883 : “Le royaume du Cambodge”.

La chanson Preah Thong ព្រះថោង est l'une des plus anciennes du répertoire classique khmer. Elle est interprétée par la chanteuse Pich Chakrya ពេជ្រ ចរិយា, accompagnée un orchestre similaire à celui photographié par Gsell, plus une vièle tro, qui existait à cette époque.



Ensemble pin peat

Nous découvrons également, à travers l'œuvre photographique d'Émile Gsell, que des hommes jouaient de la musique au Palais royal. Nous ignorons toutefois si l'orchestre de cinq musiciens était attitré au palais ou s'il était invité. Nous avons la certitude que cette image a bien été prise au palais car le mur à l'arrière-plan est le même que celui du groupe des dix musiciennes décrit plus haut.

Cet orchestre de cinq musiciens représente la plus simple expression de l'ensemble appelé de nos jours pin peat ពិណពាទ្យ. En Thaïlande, d'où il est originaire, il est dénommé piphat. Nous ignorons comment il était appelé à la cour du roi Norodom 1er puisque, nous l'avons déjà dit, les langues khmère et thaïe étaient pratiquées à la cour. Jusqu'à une époque récente, cet ensemble était appelé phleng siam au Cambodge. Mais pour des raisons de fierté nationale, il a été renommé pin peat, bannissant ainsi le terme “siam”. Mais cette histoire demeure obscure…

Ici les instruments ne sont pas dupliqués et curieusement, même le grand tambour est seul. On notera que le nombre de musiciens est similaire à celui de l'orchestre mahori minimalisé composé de cinq femmes, décrit plus haut. Le nombre cinq est un nombre parfait concernant les orchestres. On le retrouve en Inde et au Népal, notamment chez les Damaï

Instruments de gauche à droite :

  1. Grand tambour en tonneau, skor thom
  2. Hautbois sralay (d'après la translittération de Jean Moura)
  3. Carillon de gongs alto, peat cong (kong vong thom contemporain)
  4. Tambour en tonneau sur support, samphor
  5. Xylophone soprano, roneat ek

Gardien, joueur de gong

Une autre image relative à la musique produite par Émile Gsell est celle de ce “Cambodgien de garde” probablement prise, elle aussi, au Palais royal. Ce gong à bosse, fabriqué par martèlement, est suspendu dans un cadre de rotin phtaw ផ្តៅ. Il est frappé avec un maillet recouvert d'étoffe. Nous ignorons quels évènements quotidiens étaient signalés par ce gong.