Quel avenir pour le chapei ?

MAJ : 17 mars 2021


Le Festival de Chapei 2019, qui s’est déroulé du 27 au 29 novembre 2019 à Phnom Penh, a été l’occasion, pour la Communauté Vivante du Chapei, de s’interroger sur la pérennité de l’instrument et de sa pratique.

Le classement UNESCO ne règle pas toutes les problématiques liées au devenir des patrimoines immatériels. Il permet seulement de mettre en œuvre des mécanismes tels que l’enseignement et la promotion. C’est donc à la Communauté Vivante du Chapei, accompagnée par les pouvoir publics, de trouver les justes ressorts.

Les enjeux d’aujourd’hui (2019) ne sont pas les mêmes que ceux d’hier. Autrefois, le chapei était installé dans une routine qui satisfaisait la vie culturelle des villes et des campagnes. Aujourd’hui, il est devenu, comme tout le reste, une marchandise culturelle promue par le CD, la radio, la télévision, le Web et les festivals. C’est déjà bien! 

Une première question se pose : si les acteurs de la Communauté Vivante du Chapei sont correctement identifiés, quelle est la clientèle potentielle intéressée par l’instrument, d’une part comme auditrice, et d’autre part comme potentielle actrice? Puis une seconde : comme le chapei ne vit pas sans les chants qu’il accompagne, quels contenus intéressent cette clientèle potentielle?

Tout pays, quel qu’il soit, mise sur sa jeunesse. C’est donc vers elle qu’il faut orienter les efforts de promotion. Or, cette jeunesse est avant tout scolaire et estudiantine. Alors pourquoi ne pas concentrer les efforts vers l’école, lieu d’enseignement, entre autres, des vertus sociales et sociétales ?

Le Cambodge souffre d’un certain nombre de maux que les seules consciences individuelle et collective pourraient améliorer. Ces maux engagent l’avenir même des nouvelles générations. Parmi ceux-ci :

  • Environnement: déchets technologiques jetés dans la nature ou dans les rues: plastique, canettes en aluminium, piles…
  • Hygiène: brossage des dents, lavage des mains, protection sexuelle…
  • Sécurité routière: respect du Code de la Route, port du casque à moto…

Comparativement au coût général engendré par le non-respect de ces mesures de base, le financement de la formation de joueurs de chapei allant porter la bonne parole dans les écoles semble une idée séduisante. Il existe quelques musiciens, au sein même de la Communauté Vivante du Chapei, déjà en partie formés, compétents et volontaires. Un rapprochement entre le Ministère de la Culture et des Beaux-Arts et celui de l’Éducation est nécessaire.

L’autre vertu de cette mesure serait, par ricochet, de promouvoir le chapei et sa pratique auprès de la jeunesse.

 

Attractivité de l’instrument

Le chapei est un instrument fait de bois, parfois incrusté d’os ou de résine de couleur ivoire. Si son esthétique liée à la tradition ancienne n’est pas discutable, son attractivité vis-à-vis de la jeunesse l’est peut-être.

Il convient, pour exemple, de se remémorer les troubles économiques d’Apple, aujourd’hui l’une des premières entreprises mondiales, dans les années 1990. En 1999, pour y remédier, Steeve Jobs opère une révolution technologique et esthétique. Il met sur le marché, pour la première fois au monde, une série d’ordinateurs aux couleurs fruitées qui feront booster ses ventes. Aussi, changer le look de l’instrument peut contribuer à le rendre plus attractif auprès de la jeunesse. Il ne faut toutefois pas toucher aux fondamentaux du chapei, à savoir ses frettes hautes (des frettes basses, de type de la guitare, existent déjà sur le luth phin du Laos, un cousin du chapei et du krajappi thaï). Quant à la caisse de résonance, elle devra probablement subir des modifications, et ceux pour plusieurs raisons :

  • La raréfaction du bois d’œuvre. La caisse de résonance nécessite plusieurs kilos de bois précieux alors qu’un changement technologique, à la manière de la guitare, permettrait d’utiliser seulement quelques centaines de grammes de bois. L’usage de matériaux technologiques (résine, fibre de carbone) permettrait de supprimer l’usage du bois. Toutefois, nous sommes conscients qu’un instrument de musique est un compagnon avec lequel le musicien vit au quotidien. Le bois est une matière organique avec laquelle le musicien fait corps. Aussi, la substitution d’un autre matériau n’est pas facile à faire accepter, surtout dans une société traditionaliste comme le Cambodge.
  • Le changement pour le changement. La jeunesse cambodgienne, comme toute celle du monde, rêve de changement. Une nouvelle caisse de résonance pourrait répondre à leurs aspirations : forme rénovée, couleur et motifs décoratifs, rosace centrale… voici quelques pistes à explorer.
  • La tête de l’instrument. Ce qui fait la particularité du chapei, c’est sa longue tête. Fin XIXe, début XXe siècle, elle était plus longue (jusqu’à 70 cm) et plus cintrée qu’aujourd’hui (jusqu’à 90 degrés), ce qui ne facilitait ni le transport ni la manipulation de l’instrument. De nos jours, le nécessaire transport de l’instrument à moto ou en voiture, a conduit les fabricants à faire de la tête une pièce indépendante que le musicien fixe au moment de jouer. Cette pièce peut être décorée à l’infini. Le fait qu’elle soit aujourd’hui indépendante, pourrait même permettre de l’allonger de nouveau. 

Voici donc quelques pistes de réflexion qui mériteront d’être compléter avec d’autres avis.

 

Concours de facture instrumentale

Nous suggérons de créer, un concours de facture instrumentale, comme c’est déjà le cas dans un nombres de pays à travers le monde. Plusieurs prix seraient attribués : Prix du Public, Prix du Jury (constitué de musiciens professionnels. Les luthiers eux-mêmes en seraient exclus du fait de leur trop faible nombre au Cambodge), Prix de l’innovation (esthétique, technologique, acoustique).

Plusieurs critères seraient analysés et répertoriés sur une grille de notation: 

  • Son: un musicien professionnel jouera l’instrument sans amplification (sauf si l’instrument est électrique) et sans chanter
  • Qualité de facture et esthétique
  • Innovation technologique, acoustique et esthétique.

Chapei vs guitare

Des membres de la Communauté du Chapei s’interrogent à propos du succès international de la guitare. Ils ont raison car la guitare est l’instrument le plus populaire au monde. Elle est présente dans toutes les formes musicales, traditionnelles ou modernes. Elle est à la fois un instrument mélodique, harmonique, rythmique et mélodico-rythmique et elle est chromatique. Son prix varie en fonction de ses qualités acoustiques et esthétiques, de quelques dizaines à plusieurs milliers de dollars. Parfois, ceux qui n’ont pas les quelques dollars nécessaires à son acquisition, la fabriquent avec des matériaux de récupération tant l’attente et le rêve suscités sont immenses.

Par rapport à la guitare, le chapei présente un handicap majeur pour s’internationaliser : il est seulement heptatonique, ce qui lui permet de jouer uniquement la musique khmère (pentatonique et heptatonique). 

Au plan national, il existe une place pour chacun dans une large diversité d’expressions:

  • Chant-narration de légendes anciennes 
  • Chant-narration de textes modernes créés par des tiers ou les musiciens eux-mêmes
  • Chant-narration de textes philosophiques ou moralisateurs (bouddhique essentiellement)
  • Chant-narration de textes éducatifs (environnement, santé, sécurité)
  • Accompagnement de chants anciens ou modernes
  • Musique instrumentale.

Musique instrumentale

La musique de chapei purement instrumentale semble n’avoir eu que peu d’importance pour les anciennes générations. En Thaïlande, elle est aujourd’hui privilégiée faute de tradition chantée. Un répertoire de musique instrumentale pourrait être créé, à l’image de la pratique du takhê par exemple, puisque ces deux instruments sont de nature similaire (cordes et frettes hautes). Le haut niveau de virtuosité des joueurs de takhê pourrait être pris pour exemple. 

Le chapei, avec sa composante mélodique virtuose, pourrait trouver sa place comme soliste individuel. Il pourrait aussi être accompagné par un orchestre traditionnel khmer ou classique avec des compositions ad hoc. Le récent et brillant opéra Bangsokol composé par Him Sophy, permettant à un orchestre pin peat chromatique de jouer avec un orchestre classique occidental semble être une base d’inspiration. Des compositions heptatoniques et pentatoniques pourraient être créées avec le soutien du Ministère de la Culture et des Beaux-Arts. Des pièces incluant des chromatismes pourraient également être créées avec le conseil de musiciens expérimentés. Un concours annuel, réunissant compositeurs et joueurs de chapei, pourrait être organisé dans le cadre du Festival de Chapei, ou indépendamment. Le concours pourrait être ouvert aux compositeurs de la diaspora cambodgienne à l’étranger et aux non khmers.

 

Chant en langue étrangère

Quelques joueurs de chapei cambodgiens ont commencé à chanter en anglais. C’est bien évidemment une solution pour s’exporter, notamment auprès de la jeunesse de la diaspora cambodgienne anglophone (USA, Australie essentiellement) maîtrisant peu ou pas le khmer. La création de prestations auprès des touristes serait une manière de faire connaître l’instrument et pour des artistes d’avoir un travail rémunéré.

 

Chapei et hip hop

La Communauté Vivante du Chapei m'a sollicité pour me prononcer sur cette question : “Les chanteurs de chapei doivent-ils interpréter du hip hop ?” Le hip hop est aujourd’hui l’une des musiques les plus écoutées à travers le monde. Le chant narratif des joueurs de chapei est assez proche, dans l’esprit et dans la forme, du hip hop. J'invite donc les chanteurs à continuer de chanter selon la tradition khmère et d’imposer cette esthétique au monde. Le Cambodge va chercher ailleurs des idées alors qu’il a un potentiel musical propre. Pour une fois, développez et imposez votre style : l’Afrique Noire l’a fait, les Arabes l’ont fait, les Européens l’ont fait, les Américains l’ont fait… Alors pourquoi pas les Khmers ! Dans le hip hop comme dans le chant du chapei, ce qui compte avant tout c’est le texte. Je regrette personnellement que le hip hop utilise si souvent des mots choquant, insultant, notamment vis-à-vis des femmes. Le Cambodge est un pays de respect. Le ministère de la Culture et des Beaux-Arts du Cambodge veille au grain. La devise du Cambodge est “Nation, Religion, Roi” ; il convient donc de respecter ces trois fondements. Les propos des chanteurs de chapei doivent demeurer irréprochables. Parce que l’instrument et sa pratique ont été classés par l’UNESCO, le monde entier vous regarde et vous écoute. Plus que quiconque, vous êtes les porte-parole des valeurs du Cambodge. Aujourd’hui, Internet rend immédiat la diffusion des idées. Un chanteur qui parlerait mal de son pays et de sa culture, nuirait à la réputation de tous. La beauté attire, la laideur repousse. Ne sommes-nous pas attirés par les fleurs fraîches plutôt que les fleurs fanées? Les touristes du monde entier admirent les temples et le glorieux passé des Khmers. Vous, les chanteurs de chapei, êtes les porte-parole de cette beauté et de cette grandeur du passé avec vos légendes anciennes, votre philosophie bouddhiste qui fait depuis 2 500 ans ses preuves. Montrez au monde la beauté de l’âme khmère. Créez des textes et des chants porteurs de cette beauté et des musiques propres à la porter, et alors le monde entier vous respectera et vous aimera.